Chronique de Concert
Frédéric Nevchehirlian / Le Soleil Brille ...
Me voilà donc pour la seconde fois en ce début d'année 2010 dans ce lieu dont, il faut bien l'avouer, la programmation m'attire finalement. Du moins les performances de Frédéric Nevchéhirlian, artiste associé de cette scène du Théâtre des Salins, qui y est pour beaucoup. La précédente fois que je suis venu, Nevchéhirlian assurait également la première partie d'Arthur H (lire la chronique).
Et en définitive, l'accréditation Photographe que j'ai eu la chance d'obtenir pour cette soirée se transforme assez rapidement en mission de chroniqueur, mes collègues initialement prévus sur cette date ayant déclaré forfait (feignasses !).
Allez, vite, calepin, stylo, appareil photo, ...
Direction le Théâtre de Martigues pour cette création de Frédéric Nevchéhirlian sur des textes de Jacques Prévert, création intitulée Le Soleil Brille pour Tout le Monde, phrase extraite d'un des textes de Jacques Prévert, Tentative de Description d'un dîner de tête à Paris-France.
Curieusement, le public est extrêmement diversifié : public âgé, habitués des lieux, voire abonnés sans doute, mais également une forte proportion de lycéens, dont les exclamations égayent un peu ce lieu qui doit être plus habitué aux palabres à voix basses, marches lentes, méditations artistiques respectueuses, ... dignes (à tort ou à raison) des ambiances feutrées des théâtres. Il s'avérera par la suite que les lycéens présents, avec certains de leurs professeurs de français, l'étaient visiblement par le biais direct ou indirect de Nevchéhirlian lui-même, certains le connaissant visiblement : ateliers de poésie/slam dans les lycées ? Quelque chose comme ça, sans doute...
Assez curieusement également, le public s'installe dans la salle alors que Frédéric Nevchéhirlian et son compère du moment, Julien Lefèvre (violoncelle, guitares, toy piano, voix ... membre du groupe Nevchehirlian ainsi qu'à l'époque de Vibrion), sont déjà sur scène. Ils sont là, dans une demi-obscurité, comme absorbés par une concentration, comme répétant leurs textes, etc ... Le spectacle commencera finalement dans une subtile transition entre le rien et le tout, entre la fin des arrivées des spectateurs et le début du spectacle... à l'image, j'y pense, de la pièce de Zabou Breitman ("Des Gens" de Raymond Depardon), vue également dans ce même lieu, où, pareillement, Zabou Breitman et ses acolytes allaient et venaient sur scène, comme dans une salle d'attente d'hôpital, pendant que nous nous installions, pour finalement commencer à jouer sans trop crier gare...
Dès le premier regard, rapidement, on comprendra l'investissement de Nevchéhirlian et de ses compères sur cette création (Patrick Laffont pour la scénographie, projection vidéo, ..., Stéphane Paulin et le groupe Nevchehirlian au complet pour la mise en musique en fond sonore, ....). On ne sera donc pas en présence d'une représentation épurée type "artiste-slammeur seul sur scène", incarnant à lui seul de sa voix toute la poésie et la verve de Prévert. La mise en scène est ici très soignée, une longue tenture blanche descendant du plafond, courant sur la scène, pour la dévaler ensuite et courir encore sur le sol, entre les deux premières rangées de sièges dont certains auront été retiré à cet effet... Cette tenture servira de support aux projections sans interruption, tout au long de la représentation. Amplis, instruments, ... s'étalent de part et d'autre de la tenture pour occuper une grande partie de la scène. Tous ces effets sont soigneusement disposés, à l'image des amplis ou du violoncelle qui sont comme "exposé", mis en valeur par l'éclairage et leurs positions.
Frédéric Nevchéhirlian assure les textes principaux, les guitares, les déclenchements de séquences et boucles samplées. Julien Lefèvre, véritable homme orchestre, assurera avec une très grande justesse l'accompagnement instrumental, mais également se prêtera à certaines dictions ou dialogues avec Nevchehirlian sur quelques textes, ainsi que les choeurs.
Mais très vite, tout ceci - qui pourrait éventuellement apparaître comme des prouesses techniques, des lourdeurs omniprésentes... - tout ceci disparaît rapidement pour se fondre avec la puissance des textes de Prévert et de l'interprétation même de Nevchéhirlian et de son complice.
Les projections de Patrick Laffont sont superbes, tantôt oniriques (nuages défilants, couleurs uniformes, couleurs vives, ...), tantôt plus denses, "inquiétantes", toujours suggérées, fragments, silhouettes ou ombres chinoises (ce boxer, luttant dans le vide dans "J'ai Grandi"), images jamais franches, à la limite de l'image arrêtée ou des séquences très graphiques ... on frôle parfois quelque chose comme de la peinture en léger mouvement.
Certains des textes relèvent de la description de la société, ou de certaines sociétés... (Le Soleil Brille Pour tout le Monde, La liste du liftier, ...). Ce textes me font penser à du Georges Perec, par cet exercice de l'énumération froide à l'extrême, objectivité poussée à son paroxysme, mais reflétant finalement l'ironie des choses et du monde. Une description d'autant plus forte, plus caricaturale, plus engagée des choses et du monde.
"... affaires courantes, trésorerie, orfèvrerie, Trésor Public, impôts et taxes ... / ... prison d'Ètat, prison d'été, prison d'hiver, prison d'automne et de printemps, bagne pour petits et grands ... / ... / ...grands ateliers du roi, asiles de nuit du roi,
gibier de potence du roi, ... / ... appartements très privés du roi." (La Litanie du Liftier dans Le Roi et L'Oiseau)
"Le soleil brille pour tout le monde, il ne brille pas dans les prisons, il ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine / ceux qui écaillent le poisson / ceux qui mangent la mauvaise viande / ceux qui fabriquent les épingles à cheveux / ceux qui soufflent vides les bouteilles que d'autres boiront pleines" (Le Soleil Brille Pour tout le Monde).
D'autres textes relèvent plus de l'intime, comme J'ai Grandi ("Maintenant j'ai grandi / les idées aussi / mais ce sont toujours de grandes idées / de belles idées / d'idéales idées"), ou Lettre à Janine (lettre inédite de Jacques Prévert à sa femme)
Mais ce sont finalement les textes engagés, politiques, revendicatifs qui me marqueront le plus, je pense. Des textes sur la condition ouvrière, l'impitoyable machine industrielle et économique, sur les classes sociales.
Plusieurs de ces textes sont issus du recueil de textes Octobre, du nom de la troupe de théâtre "acoquinée" au Parti Communiste de l'époque, pour laquelle ces textes étaient destinés.
"Vous êtes vivants Ô vous aimez rire / Le bourgeois raconte qu'il aime rire / Alors vous riez avec lui. / Pourtant son rire n'est pas le même que le vôtre / Ce n'est pas un véritable rire / L'homme rit / Le bourgeois ricane" (Il ne faut pas rire avec ces gens-là).
"Marche ou crève / Marche ou crève... Où allons-nous? / Nous allons dans le nord / on a besoin de nous / Nous on est du sud / pourquoi y allons-nous? / Nous allons dans le nord / parce qu'il y a des grèves / Marche ou crève... marche ou crève... / marche ou crève" (Marche ou Crève).
"Citron ... Citron ... Millions ... Millions... / Et si le chiffre d'affaires vient à baisser, / pour que malgré tout Les bénéfices ne diminuent pas, / il suffit d'augmenter la cadence et de baisser les salaires des ouvriers" (Citroën)
Cela fait penser à ces images de Willy Ronis, à la photo de Rose Zehner, bras dressé, surplombant la foule des ouvrières en grève chez Citröen. Des textes, écrits depuis l'autre bout du siècle, mais qui entrent curieusement en résonance avec notre société actuelle et l'actualité. Des textes qui n'ont pas pris une ride (Prévert, relève-toi, ils sont devenus fous !). A posteriori cette pensée me revient, cette sensation curieuse d'entendre ces textes "en noir et blanc", en 2010, dans ce théâtre feutré sur une mise en scène très colorée et contemporaine.
Le public apprécie visiblement. La jeunesse du public donne un côté spontané aux réactions, aux applaudissements, certaines bribes de textes sont reprises en choeur, ...
Frédéric Nevchehirlian et Julien Lefèvre seront applaudis longuement en fin de spectacle, et un public en nombre attendra dans le hall du théâtre l'arrivée rapide de Frédéric et de son équipe pour échanger quelques mots, un véritable fan-club, tous horizons confondus, à la suite d'un spectacle dédié à Prévert ! ... Un merveilleux moment.
Setlist :
1-Les Feuilles Mortes
2-La Liste du Liftier
3-J'ai Grandi
4-Familiale
5-Le Soleil Brille Pour Tout le Monde
6-Méditation 1
7-Attendez-Moi Sous l'Orme
8-Lettre à Janine
9-Citroën
10-Les Clefs de la Ville
11-Travailleurs, Attention
12-Le Cancre
13-Marche ou Crève
14-Sifflet
15-Il ne Faut Pas Rire Avec Ces Gens-Là
16-Confession Publique
Critique écrite le 02 mai 2010 par flag
Envoyer un message à flag
Voir toutes les critiques de concerts rédigées par flag
Nevchehirlian : les dernières chroniques concerts
Minimum Ensemble feat. Marion Rampal, Lonny, Fred Nevché, Lina Marcela Lopez (Noël Ensemble) par Pirlouiiiit
théâtre de la Criée, Marseille, le 13/12/2023
Noël du Département 31ème saison. Pour moi ce n'est que la 4ème mais je garde un très bon souvenir de celles-ci, que ce soit le Noël Nomade de 2011 (voir chronique par ici), le... La suite
Lonny, Marilou Gérard, Martin Mey, Sammy Decoster, Fred Nevché, Capucine Trotobas (Carte Blanche à Martin Mey, soir 2) par Sami
Meson, Marseille, le 07/05/2023
Si cette année j'ai vu de bons concerts à la Meson (le groovy Sly Johnson, la pétillante Clair) c'est la première fois que je viens pour une de ces fameuses cartes blanches dont... La suite
Catherine Ringer chante Les Rita Mitsouko + Sovox + Fred Nevché (Fiesta des Suds 2019) par Sami
J4, Marseille, le 10/10/2019
C'est parti pour la 28ème édition de la Fiesta des Suds, encore une fois au J4 pour trois soirées évidemment toujours très courues. L'endroit est plus visuellement beau que les... La suite
Shooting Stars (Nevchehirlian, Etevenard, Rodomisto) - feat. Marilyn Monroe & Kurt Cobain par Philippe
Théatre du Merlan, le 18/11/2016
Avant d'être un événement culturel, ce fut un événement sportif. Car cette soirée a permis à l'auteur de valider une hypothèse déjà plusieurs fois étudiée mais non approfondie :... La suite
Théâtre des Salins - Martigues (13) : les dernières chroniques concerts
Clara Luciani par Lionel Degiovanni
Théatre des Salins, Martigues, le 26/10/2018
Retour sur un lieu que j'affectionne particulièrement, le théâtre des Salins à Martigues. Cet endroit est bien un théâtre mais il fait aussi des concerts. L'accueil est... La suite
Erik Truffaz par Minty
Théâtre des Salins Martigues, le 03/03/2017
Le trompettiste Erik Truffaz, n'est plus à son coup d'essai et l'eau a bien coulé sous les ponts depuis son désormais culte, The Dawn (2008) . L'artiste, visionnaire et avant... La suite
Miossec par Ysabel
Théatre des Salins, Martigues, le 06/05/2014
Plus qu'un plaisir ... Et il est même double : Retrouver Miossec Live bien sûr, mais aussi ce cher Théâtre des Salins que je n'ai pas vu depuis longtemps. Scène ouverte et... La suite
Dominique A par Agent Massy
Théâtre des Sallins, Martigues, le 13/12/2013
Y revenir est un spectacle de Dominique A en solo, dans lequel il dit des passages du livre du même nom et dont il est l'auteur. Il y joue aussi quelques chansons, mais surtout pas... La suite