Critique d'album
Le disque ouvert, le groupe se présente simplement, de la manière la plus directe : 3 photographies du visage des musiciens saisi en gros plan ornent chaque volet des pochettes intérieures, en noir et blanc bien entendu. Elles nous offrent des mines presque patibulaires, ce qui ne correspond en rien à la nature plutôt joviale des intéressés, à ce qu'il se dit. (Sans doute ont-ils fait leur la célèbre sentence de Shakespeare, "On peut sourire et sourire encore et n'être qu'un scélérat." On ne les y prendra donc pas !) "Conger", ainsi que les nomment les fans, qui délaissent le redoublement pourtant prévu par les usages scientifiques, face au public, cela pourrait ressembler à une ligne d'avants All blacks, comme ces trois visages, sortes de clichés d'avant match. Une formation serrée, compacte, qui joue collectif et a appris, comme les rugbymen de l'autre hémisphère, à faire vivre la balle. Elle est amenée par Patrice, capitaine charismatique, "chanteur- "éructeur"-bateleur-batteur-percussionniste-funambule et poète farfelu". "Conger", c'est donc un trio, soit dans le Rock'n'roll, la formation idéale, non pour honorer la sainte trinité, mais en référence aux racines, celles qui nous ramènent à Presley, Moore et Black.
La porte d'entrée de ce disque s'emprunte avec "Shortterms", et de là tout l'art de "Conger" se laisse appréhender. Les choses sont introduites puissamment : des roulements de caisse claire sur lesquels se superposent un incroyable bourdon (la basse de Didier, grand échalas aux faux airs de doux rêveur, et au son d'une ampleur rarement entendue) et un motif de guitare aérien, puis s'installe un jeu de ping-pong entre la basse et la batterie, tandis que le chant et la guitare tissent la mélodie. Il s'agit d'une chanson mélancolique mais nullement triste, plutôt désenchantée, si toutefois le mot convient pour une chanson. Pas de véritable refrain mais des ponctuations de batterie faites du martèlement du tom basse. Après presque trois minutes et alors que l'auditeur commence un peu à prendre ses aises, le morceau, en douceur, change d'allure, un voix off saturée invite au décollage, elle grésille. Fendant l'air, le chant alors se déploie, se dédouble, s'étire, mais parait se perdre dans les limbes, les instruments maintenant le contact avec le sol. Une fois terminé, l'auditeur a imaginé une chanson de rock mais il a entendu déclamer de la poésie !
Plus loin, "Clouds", ralentissant toutefois le rythme, fait le parallèle. Ce titre démarre sur une rythmique qui emprunterait à une boite à rythmes, rejointe par la basse, matière épaisse comme du magma, puis vient l'écho de la guitare, son ombre tout en bruits timides ("Pierrot", véritable colosse et colossal guitariste, maniant tous les styles et quantités d'effets avec un doigté de prestidigitateur) alors que s'est déjà posée la voix, aboulique, étrange, mêlant l'anglais et le français. La mélodie est très belle (comme dirait le vieil Hegel, l'art n'est-il pas la "réalité" la plus haute engendrée par "l'esprit" ?). Dans la version ici présentée, cette chanson est bien plus aboutie que celle enregistrée initialement en 2009. Depuis ces nuages, "Conger" narre des histoires faites de mystères et nous transporte. Revenu sur terre, sans un choc, le groupe nous propose d'emprunter "A road", très dépouillée, appuyée sur des percussions en retenue. Guitares et basses jouent fond de cours. Le chant inquiétant installe une ambiance angoissante qui est exactement celle du roman de Cormac McCarthy.
Parce qu'il sait évoluer sous tous les climats et par tous les territoires, ("Awa" par exemple, sur la première face encore, ressemble à un chant d'Indiens des plaines tandis que "Words", très pixien, se présente sans fard comme une chanson de rock.) "Conger" est de ces groupes qui désappointent, jusqu'à susciter le malentendu. Une récente bonne fortune, toute justifiée, offerte par une couverture médiatique dans la presse spécialisée (Abus dangereux, Noise...), laisserait supposer de prime abord une accointance exclusive avec un rock "noïze", ce son tristement banal produit par tant de groupes blancs aux tatouages soignés, qui prolongent leur adolescence en se faisant un peu monter les nerfs comme pour lutter contre une existence morne, celle de citadins flasques issus de la middle-class, prisonniers volontaires d'un fade univers fabriqué par la sphère numérique esclave du Capital. Mais "Conger" n'a rien de commun avec cette scène médiocre. Alors qui citer au juste en référence, pour l'information du lecteur ? Fugazi, Thee Oh Sees, PJ Harvey, Gérard Manset, Can, Wire, The Music Machine, Brigitte Fontaine, Birthday Party, Violent femmes, Rujindiri le maître de l'inanga ...? On y renoncera.
Lorsque l'on déchire le voile des apparences, celui que pose une écoute rapide, superficielle, apparait une matière bien plus subtile et bien moins facile à référencer. "Conger" peut bousculer votre oreille mais sans cesse, cherche la mélodie, jamais mièvre, et la trouve, même si les voies pour y parvenir sont souvent très inattendues. Malgré des détours assez sinueux, à la fin du parcours, celle-ci s'est subrepticement imposée...sans que le tranchant n'ai pour autant disparu. "Conger", ce n'est pas de la pop, attention !
Depuis quelque temps maintenant, un groupe de rock, tout le monde devrait le savoir, ça ne sert plus seulement à faire danser les adolescents et à faire chier les bourgeois et les parents- parfois de mêmes gens- c'est aussi un objet poétique. Et de la poésie, il y en a dans le ventre du "Congre" ; pas de maladroits élans "lautréamonesques" aux relents adolescents et pourtant une musique comme de la "lave liquide, insensée, noire et dévorante" (comme dirait l'autre !). Une poésie "noire" et "blanche" à la fois.
Avec "Conger", les poissons de la Méditerranée sont dans les eaux de la Mersey : (re)découvrez "The white album" !
2017 (Conger! Conger! - Lollipop Records - Katatak)
Critique écrite le 10 septembre 2017 par lev
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