Critique d'album
David Bowie : "Blackstar"
Si le retour de David Bowie en 2013 avec le très beau The Next Day avait surpris le monde, on s'est rendu compte dès sa pochette habilement recyclée que c'était une sorte d'auto-anthologie, Bowie revisitant David ou le contraire, mais avec une élégance telle que moins de trois ans après, plusieurs de ces titres sonnent déjà comme des classiques intemporels, à jamais canonisés dans nos petits coeurs blessés... Du coup, l'arrivée au tout début de 2016 d'un album tout beau, tout neuf a un petit peu moins surpris le monde... Au moins jusqu'à son écoute, franchement déconcertante tout autant que passionnante - seul fil conducteur détecté a priori, l'omniprésence du saxophone, premier instrument historique du jeune David Jones...
Car pour le reste, bienvenue dans un Labyrinthe aussi étrange et plaisant pour s'égarer que celui que Mr Bowie a un jour habité au cinéma, dans un de ses looks les plus inoubliables... Les 10 minutes de la chanson-titre Blackstar à elle seule (soit 1/4 du disque !), et plus encore sa sublime et cryptique vidéo livrée avec en téléchargement (et qui fait donc partie intégrante de l'oeuvre, CQFD) - heroic fantasy, vaudou, horreur, David Lynch ? tout y est ! - seront à n'en pas douter décortiquées avec passion par les exégètes de David Bowie pendant des années... Y mettait-il vraiment en scène sa propre mort ? Après coup il est évidemment tentant, surtout pour un control freak comme lui, ayant nécessairement voulu soigner sa sortie, d'interpréter tout ce disque comme un testament ... On a même lu que la mort parcourait toute l'oeuvre du Maître - non-sens à notre humble avis : dans une telle discographie on peut démontrer tout aussi bien que l'amour, la drogue, la vie de star ou même celle d'extra-terrestre, irriguent pareillement son travail !
Pourtant sur la durée, l'album Blackstar n'a rien de morbide, à commencer par la partie centrale de la chanson Blackstar, qui transpire d'optimisme apaisé et où il semble même s'amuser et faire le pitre (il nous y fait un pied de nez, quand même !). Puis 'Tis a Pity she was a Whore semble carrément, à la maturité près, raconter sans trop de drame un dépit amoureux d'adolescent... Tandis que Sue (Or in a Season of Crime), très ludique musicalement, revisite (enfin, peut-être ?) la période batterie électro et grosses guitares façon Outside (1995), tout en la pénétrant sans vergogne d'un jazz saxophonisé, et le tout en racontant une murder ballad qui rappelle celles de Johnny Cash ! Girl Loves Me renoue (enfin, peut-être ?) avec les textes cut-up et volontairement bizarroïdes du début des années '70, Dollar Days évoque (enfin, peut-être ?) l'humeur mi-figue, mi-raison de Heathen (2002) tout en offrant une beau dialogue vocal avec le saxophone de Donny McCaslin... Autant de "strange feelings of deja-vu" car évidemment, il y a un toujours peu d'auto-citation quand même, quand on a enregistré 25 albums, néanmoins assez fugaces parce que comme toujours, David Bowie a emmené ses chansons encore plus loin, ailleurs...
Mais pour revenir à la mort, la terminale, mélancolique quoiqu'assez sereine I Can't Give Eveything Away semble donner quelques pistes, dont on risquera une interprétation toute personnelle : devant le pressentiment du corps qui flanche, la peur de disparaître et de devoir se séparer de tout (ô combien pénible, pour un archiviste fétichiste comme lui), le chanteur procède à une reformulation poignante d'un code de vie toujours appliqué : "Seeing more and feeling less, Saying no but meaning yes, This is all I ever meant, That's the message that I sent" - un vrai statement récapitulatif d'une existence ô combien hors normes, une déclaration sur laquelle des personnes plus qualifiées que nous pourront sans doute écrire des livres entiers...
Et bien évidemment on ne peut pas nier que la splendide Lazarus, qui semble (enfin, peut-être ?) être le vrai coeur/climax de l'album, et commence par "Look up here, I'm in heaven" (!) résonne vraiment comme une de ces vidéos enregistrées dans les films où l'on vous dit "Si tu vois ceci, c'est que je suis mort"... Mais quand même, avec un certain humour : "J'ai lâché mon téléphone, c'est pas typique de moi ça ?" et aussi "j'ai claqué tout mon argent à New York, à chercher ton cul", ce n'est pas vraiment dans l'esprit du Nouveau Testament non plus... Mais bien plutôt dans celui de cette ombre androgyne et filiforme qui s'y épanouit dans la fuite il y a 40 ans, à New York, pour l'une de ses nombreuses renaissances !
David Bowie est vraiment mort ? Dont acte. On avoue tout de même être furieusement titillé par l'évocation, via le célèbre ressuscité du titre, d'une possible, voire probable (enfin, peut-être ?), résurrection ultérieure... Si un jour prochain, un autre album totalement inédit du Maître sort, avouons qu'on n'en sera pas si étonné - et vous vous souviendrez, s'il-vous-plaît, d'avoir lu ça ici en premier ! Quoi qu'il en soit en attendant ce jour heureux, il n'y a plus qu'à ré-explorer, sans peur de s'y égarer tant elle fait déjà partie de nous, à quelques détours près, l'oeuvre immense que nous a généreusement laissé cet artiste total et unique. Qui aura finalement eu pour la musique et l'art du XXième siècle, une importance aussi cruciale que celle de Wolfgang Amadeus Mozart, deux siècles plus tôt...
(2016)
Critique écrite le 15 janvier 2016 par Philippe
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