Critique d'album
Nirvana : "Nevermind"
Les critiques de rock ont coutume de dire, souvent à la légère, que "le rock est mort ce jour-là", soit pour dater la sortie d'un album (au choix, Revolver des Beatles, le premier album de Black Sabbath ou de Led Zep, Pink Floyd The wall, etc, etc.) soit après la date d'un festival (Woodstock généralement, ou sa déclinaison européenne à l'Ile de Wight). Mais s'il y a bien un album pour lequel cette expression peut presque avoir un sens, c'est sûrement pour Nevermind de Nirvana.
En fin de compte, tout commence et tout finit avec la chanson Smells Like Teen Spirit, celle-là même qui précipita la groupe à sa perte : chacun sait que si Kurt Cobain est mort, c'est principalement de n'avoir pas pu gérer le succès et la pression dont il fut victime après ce succès planétaire. Au niveau du fond, s'en prenant à l'odeur d'un déodorant à la mode aux USA, cette chanson est une violente diatribe, interprétable de diverses manières (faut-il encore en comprendre les paroles, ce qui est loin d'être facile), contre l'apathie de la jeunesse américaine.
Mais surtout, au niveau de la forme, c'est un instant de grâce : pour cette chanson, et celle-là seulement, toute résistance critique est inutile. Dave Grohl et Krist Novoselic sont à cet instant le meilleur batteur et le meilleur bassiste du monde, et ils jouent avec - et surtout pour Kurt Cobain, le meilleur guitariste et le plus grand chanteur de la décennie, qui enregistre la chanson la plus rock qui soit, la meilleure chanson de hard, metal et punk confondus de tous les temps (pour éviter l'invective, disons seulement l'une des 10 meilleures - mais en n'en pensant pas un mot évidemment).
Et le rock-qui-pousse ne s'y trompe pas, qui vacille sur ses bases : tous les groupes de hard-rock et de punk-rock du monde se flétrissent et vieillissent, la face du monde de la musique bruyante est changée à jamais, seuls des termes bibliques peuvent convenir : la Vérité a été révélée, le Messie est revenu, les faux-prophètes sont précipités dans les limbes...
- Metallica, meilleur groupe de métal punk de l'époque, a soudain des cheveux trop longs et des solos trop gras (ou le contraire) ;
- Les Guns and Roses, alors les maîtres du monde, apparaissent enfin sous le glamour du hard-FM pour ce qu'ils sont réellement, c'est-à-dire une bande des guignols marchant à l'esbroufe et aux jolies fringues ;
- Les punks qui les ont précédé, des Sex Pistols au Clash, ne sont plus soudain que des images, toujours religieusement vénérées certes, mais des images quand même, en deux dimensions et en noir et blanc ;
- Sonic Youth et les Melvins (pourtant les plus grands inspirateurs de Nirvana avec Neil Young) comprennent qu'ils sont condamnés pour l'éternité à être des seconds couteaux, des accoucheurs de mythe, et donc mythiques seulement à travers lui, même les Pixies vacillent sur leur base ;
- Alice in Chains, Pearl Jam, Soundgarden pourront bien se réclamer de Seattle comme Nirvana, ou grunge comme Nirvana, ou les deux, l'histoire ne retiendra rien de leur opportunisme de division inférieure. Seul un groupe inconnu appelé Radiohead plantera peu après, avec la chanson elle aussi grunge Creep, la graîne d'une oeuvre qui restera sans doute aussi dans les mémoires, précisément parce qu'elle s'affranchira tout de suite de l'ombre immense de Nirvana - coup de bol, il y a aussi un génie chez eux.
La basse aqueuse de Come as you Are, puis les 4 notes destructrices de Breed, la petite respiration de Polly avant les riffs surpuissants de Territorial Pissings ou de Drain You, la mélodie surprenante et belle des accord barrés de Lounge Act avant la rage absolue de ce chanteur qui nous crie, comme pour se protéger de nous, Stay Away, mais qui comprend peut-être déjà que l'histoire ne pourra se terminer qu'en oraison funèbre par la sublime complainte Something in the Way.
Evidemment Nirvana n'est pas que Nevermind, c'est d'ailleurs ce qu'ils auraient tant aimé faire comprendre au monde, et pas qu'à leurs fans ! Bleach, premier album réédité ensuite, plein d'humour et déjà prometteur, contient quelques perles punchy. In utero, enregistré en 1993, album pourtant encore génial à mon goût mais paraît-il, gravement endommagé par les exigences de la funeste maison de disque Geffen. Les médias, MTV la première, en auront décidé autrement, qui ont programmé Smells Like teen Spirit en "heavy rotation" (je me souviens même de l'avoir entendue sur RTL !), puis décliné jusqu'à l'écoeurement en singles presque toutes les chansons de Nevermind.
L'honnêteté oblige seulement à rendre hommage à MTV pour son idée : enregistrer début 1994 un concert Unplugged, qui sera le chant du cygne de Kurt Cobain, occasion pour lui d'affirmer qu'à défaut de savoir où il va, il sait d'où il vient (superbes reprises de Leadbelly et de David Bowie). Une façon définitive enfin de percer les coeurs avec sa voix déchirante et épuisée, certainement l'une des meilleures performances vocales de sa carrière. Et meilleur concert unplugged de tous les temps, ça va sans dire.
Alors dans le monde du rock de 2005, mais orphelines depuis avril 1994, les comètes se suivent et se ressemblent : le groupe révélation de l'année qui enregistre l'album de l'année... comète qui s'éteint aussitôt comme feu d'artifice au vent... Tandis que là-haut, quelques rares étoiles dont Nevermind de Nirvana, peut-être la plus brillante, attendent patiemment, et peut-être pour longtemps encore, qu'un autre album annonce la naissance d'un monde nouveau.
(Geffen Records, 1991)
A lire également sur Concertandco :
- Une autopsie volubile du phénomène Nirvana par Laurent M : C'est par ici !
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(2005)
Critique écrite le 14 avril 2005 par Philippe
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