Critique d'album
Sufjan Stevens : "The Age Of Adz"
Et c'est au fond les chansons "classiques" qui font figure d'exception sur cet album. I want to be well est le seul titre classique de "sufjan rock" (un genre difficilement descriptible inventé pour Illinois, et dont il reste l'unique artisan). Presque entièrement vocale à une harpe près, mais avec de nombreuses distorsions, Now that i'm older est quant à elle un modèle de délicatesse aérienne comme seule Björk sait habituellement en faire. Mais on sent bien que ce n'est pas le propos de cet album à l'ambition résolument explosive et dissonante : un trip vers l'étrange se cache entre ces chansons à structure "normale", au fil de titres de plus en plus ch'tarbés, disséminés dans l'album.
I walked est encore harmoniquement normale, sauf qu'il y a découvert la boîte à rythme et le synthétiseur, deux armes qui manquaient à sa panoplie et qui vont l'accompagner sur presque tout l'album ensuite : le voilà donc compositeur de trip-hop addictive et joyeuse avec choeurs... un pur blasphème pour n'importe quel fan du son traditionnellement cafardeux de Bristol. Plus punchy, Get Real Get Right muscle ce principe de hip-hop sufjanesque, à la fois tranquille et flamboyant, sûr de sa force en somme et toujours appuyé sur un orchestre entier qui monte en puissance de façon à peu près classique. Avec ses borborygmes en infra-basse, Too Much est déjà plus borderline, et vire franchement au bizarroïde en deuxième moitié, quand des volées de flutes se disputent avec des violons colériques et des synthétiseurs en roue libre (on repense alors à son album concept qui parlait d'une autoroute, la Brooklyn Queens Express.
Commençant comme une symphonie électro-pop avec chorale totalement branque, les 8 minutes de The Age of Adz marquent l'entrée dans le vif du sujet de cet album, qui relève plus de la musique contemporaine que du rock : agaçante, irritante et finalement attachante (impossible de se détacher du refrain en oh-oh-oh, qui vous hante pendant des heures ensuite). Dans le registre hip-hop inédit qu'il s'est inventé ici, Sufjan Stevens repousse toutes ses limites : l'hallucinante Vesuvius vaut son pesant d'or, ne serait-ce que pour l'intervention d'un choeur de flutes andines, qui font de sa deuxième moitié un puissant euphorisant (que certaines oreilles, signalons-le, pourraient trouver totalement horripilant - pas les nôtres !).
Et surtout en fin d'album, se trouve un terrifiant morceau de 25 minutes, Impossible Soul, en plusieurs mouvements inégaux et intrigants : balade rock au départ qui vire à l'électro, puis à l'orchestral contemporain (à nouveau), des bruits étranges, des choeurs dissonants, puis une séquence où le chanteur découvre l'auto-tune et s'en amuse comme un petit fou (le résultat est aussi abominable que pour n'importe qui, bien sûr) qui vire à la pop gospel sous influence The Go! Team (Boy, we can do much more together !) - un auditeur normal devrait instantanément adorer ou détester la séquence, à vous de voir - et enfin une conclusion vocale apaisée au banjo, qui soulage un peu, il faut bien l'avouer. Au final le premier voyage sur le train fou de The Age of Adz pourrait vous paraître un peu déconcertant ou trop long, mais rassurez-vous, à votre dixième écoute en une semaine, vous vous y trouverez très bien.
Car après tout, en rouvrant un tout petit peu le champ de ce terme galvaudé, il semble assez probable que ce disque soit l'album pop de l'année 2010.
(2010)
PS : album produit par l'excellent et déconcertant DM Stith, à découvrir lui aussi.
Critique écrite le 28 octobre 2010 par Philippe
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