Chronique de Concert
Les Nuits d'Istres : Ahmad Jamal + George Benson
Pavillon de Grignan - Festival Les Nuits d' Istres 9 juillet 2012
Critique écrite le 10 juillet 2012 par Mardal
Ahmad Jamal prend son temps. Jeune pianiste fringant de 82 ans, déjà vu l'an dernier au FJ5C. Si James Cammack a cédé sa place à la contrebasse, le reste de la formation est le même que l'année passée. Il nous époustoufle à nouveau cette année, encore en formation de quartet, au festival Les Nuits d'Istres.
Ahmad Jamal est le maître du temps. Le temps à travers ses multiples facettes, et ses différentes échelles, le temps avec lequel il entretient un rapport étroit. Celui de sa longévité qui lui permet de déployer une énergie surprenante face au clavier. Le temps métronomique et celui des intervalles avec lequel il joue sans jamais nous lasser. Il martèle de la main gauche, sprinte avec fulgurance de la droite, et courtois, il s'interrompt brutalement pour nous laisser imaginer la suite d'un thème, d'une harmonie, d'une phrase, pendant le temps d'un silence. Par cette maîtrise surprenante, le pianiste crée bien évidemment de l'espace. Son jeu est exceptionnel, inimitable, et n'appartient qu'à lui. Il ne provoque pas forcément l'émotion -ce que de nombreux critiques lui ont reproché- mais l'admiration, l'émerveillement, la tonicité et la stupéfaction.
Ahmad Jamal interprète ce soir les morceaux de son dernier disque : Blue Moon. Lui qui a été la référence du trio pendant des années se produit maintenant en quartet. Il développe sans doute un certain ego en s'entourant principalement d'une section rythmique : contrebasse, batterie, percussions. Il est le leader de sa formation, à tout point de vue et depuis toujours. Nul ne pourrait le lui reprocher : c'est sans doute la condition nécessaire pour atteindre le but de ses recherches, le sommet de son art.
Mais ses comparses ne sont pas en reste : chacun a de multiples occasions de briller et de montrer son excellence. Reginald Veal extrait de la contrebasse des notes courtes et se place effectivement dans la rythmique avant tout. Manolo Badrena et Herlin Riley se complètent efficacement pour étayer de manière riche et variée ce rythme permanent. Détail sympathique, ils échangent des sourires fréquents, ils ont l'air -et Ahmad Jamal aussi- de se marrer constamment.
La fabuleuse main droite d'Ahmad Jamal repart en flèche vers l'extrémité du clavier pour une ultime fulgurance. Cette main droite qui lui a valu tant de surnoms. On verrait presque une poussière d'étoiles s'en échapper, on l'imaginerait presque s'écriant "Shazam !". Le public médusé applaudit généreusement l'artiste qui nous a donné une heure de son temps. On invoque secrètement Cronos à qui l'on vient de sacrifier une bière pour obtenir la grâce de le revoir l'an prochain.
Puis on patiente à la fraîche en se serrant les coudes, rangés étroitement comme des sardines sur les gradins istréens trop rapprochés. Mais si le changement de plateau est un peu longuet, l'ambiance reste sereine. Les nouveaux musiciens finissent par entrer en scène.
Please welcome... Mister George Benson! Ses musiciens 'on stage' annoncent son entrée en musique et en rythme, façon show, à l'américaine.
George Benson est un fin guitariste doublé d'un chanteur distingué et élégant. Ces deux cartes sont recouvertes de la fine et double pellicule du jazz et de la Soul Music. Le résultat est un produit parfaitement abouti, plein de charme et de rythme. Certaines pièces ne sont que musicales, beaucoup sont chantées, extraites du dernier disque : Guitar Man, ou reprises de ses grands succès : Nothing's Gonna Change My Love For You, Give Me The Night, On Broadway...
Lors de nombreux solos, le guitariste double les notes de sa voix, selon un effet dont il serait, selon certains historiens, le créateur. Il ne peut réprimer un mouvement du pelvis chronique, d'avant en arrière, et imprime de douces saccades à sa guitare ou dans le vide, qui laissent à chacun le soin d'imaginer qui occupe ce vide, et ponctuent les couplets de ses chansons. Un charmeur dont le charme opère : les dames, et quelques messieurs sont aux anges. Et d'ailleurs tout le monde, à bien y regarder : cette musique est magique, elle contient toute la sensibilité qui faisait défaut au set précédent, et qui convient parfaitement à cette soirée tiède de début d'été.
George Benson discute aimablement entre les morceaux. Il nous explique ici le point commun entre Ahmad Jamal et lui, après avoir admis qu'il ne savait plus trop où il se trouvait ce soir...
Ce genre de Pop Soul/Jazz a souvent été utilisée comme bande-son fadasse de certaines séries télé (je pense à plusieurs reprises au générique de "La Croisière S'Amuse") ou centres commerciaux, voire ascenseurs, mais avec George Benson, nous sommes largement au-dessus. Il a fait de ce style un genre musical à part entière, et l'a élevé au rang artistique en lui donnant ses lettres de noblesses. Gentle and charming.
Le batteur est superbe. Il rebondit derrière un set complet de cymbales qui cachent ses tambours et lui donnent plus l'air d'un tourneur d'assiettes chinoises que d'un drummer. Le claviériste arrangeur a effectué un travail très pro d'écriture et d'arrangements : l'ensemble est d'une efficacité remarquable qui fait apprécier le genre à ceux-mêmes, s'il y en a, qui ne l'aimaient pas au préalable.
Tout le monde se lève et ondule sur Give Me The Night, et à nouveau sur le dernier morceau On Broadway.
Les Nuits d'Istres nous ont régalés ce soir d'un programme de luxe, en nous permettant d'entendre deux récipiendaires de la prestigieuse récompense américaine : le Jazz Master. Le premier l'a obtenue en 1994, le second en 2009.
Plus de photos d'Ahmad Jamal ici et de George Benson là.
Critique écrite le 10 juillet 2012 par Mardal
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