Chronique de Concert
Alain Bashung + Chloé Mons
Il n'est pas tout à fait 17h00 lorsque j'arrive devant les grilles encore baissées de l'Elysée Montmartre. Seules deux fans patientent dans le froid humide ; je m'attendais à plus de monde, tant mieux que ce soit ainsi, je serai bien placé ! Echanges de regards, de quelques mots, puis présentations ; forcément, étant tous trois là avec plus de deux heures d'avance pour une raison commune, nous avons des choses à nous dire !
Peu à peu, la file d'attente se forme : deux Québécois qui ont fait le voyage exprès pour l'occasion, une dame qui voit Alain pour la sixième fois cette année, deux fans très téméraires qui se déplacent de Nancy bien que n'ayant pas de billet (et qui, heureusement, en trouvent après que le tour-manager de Bashung ait intercédé en leur faveur auprès d'un des vendeurs "non-officiels" de la place)... Les conversations se font et se défont dans une ambiance conviviale.
A 18h30, les portes s'ouvrent : ascension rapide du légendaire escalier qui débouche sur le parquet en plan légèrement incliné de l'un des lieux les plus prestigieux de la capitale en matière de musique live, direction les barrières du premier rang à grandes enjambées ; j'occupe effectivement une place de choix, au pied du micro de celui qui, mine de rien, s'apprête à livrer son onzième concert Parisien en huit mois de temps (douze si l'on tient compte de la Fête de l'Humanité en septembre dernier).
Chloé Mons
C'est avec presque quarante-cinq minutes de retard sur l'horaire prévu que Chloé Mons fait son apparition, pour assurer seule la première partie de son mari. Habituée de l'exercice ― et, il faut bien le dire, de l'incompréhension affichée de la part du public ―, la comédienne-chanteuse délivre un set plutôt sage, infiniment moins dissonant en tout cas, que celui auquel j'avais assisté à l'Aéronef de Lille en avril dernier. Mais c'est néanmoins sous les huées de la foule qu'elle regagne les coulisses, un tout petit quart d'heure plus tard, après un "Bonne soirée" agacé. Je ne m'étendrai pas sur la qualité de cette prestation qui, me semble-t-il, relève plus de l'acte de provocation que d'une réelle absence de compétences musicales comme on l'entend dire parfois. Etre la "femme de" aux yeux de la majorité et entretenir une vraie identité artistique ne doit sans doute pas être chose aisée à gérer !
De nouveau, c'est l'attente ; et la température monte ― au propre comme au figuré ― dans l'enceinte bondée de l'Elysée Montmartre. Des salves d'applaudissements et de cris ponctuent les titres qui font office de fond sonore, manière de signifier l'impatience qui va croissante.
Alain Bashung
Puis, le moment espéré par tous arrive enfin. Il est 20h40, les lumières s'éteignent et les musiciens gagnent l'espace qui leur est réservé sur scène : Yann Péchin à gauche, Arnaud Dieterlen et Bobby Jocky au centre, et Jean-François Assy à droite. Tous quatre sont très concentrés tandis qu'ils procèdent à quelques ultimes réglages de leurs instruments respectifs ; on ressent même une grande tension, particulièrement chez Yann Péchin dont le front est barré d'un pli soucieux. Quelques ombres s'agitent à l'entrée des coulisses et la silhouette frêle et gracile d'Alain Bashung s'avance lentement dans la lumière, sous un déluge d'applaudissements et de "bravo", déjà, comme si la seule présence sur scène de ce grand monsieur de la chanson était en soi un acte de bravoure à saluer ― mais n'est-ce pas là le cas ?
"Bienvenue pour ce sixième rendez-vous dominical !", nous lance-t-il d'une voix un peu chevrotante.
"On s'en lasse pas !", lui rétorque quelqu'un dans le public.
"Moi non plus", répond-il dans un souffle après un bref silence ému.
"Je nous souhaite de la force et de la tendresse", ajoute-t-il encore, de ce même ton hésitant, avant de passer sa désormais célèbre Gibson électro-acoustique noire. Puis il entonne Comme un légo, un titre qui fonctionne définitivement à la perfection en ouverture de concert et qui plonge l'assistance dans un silence quasi-religieux. Dès les premières mesures, Alain rassure tout le monde : sa voix est parfaitement posée, d'une profondeur inouïe et, évidemment, d'une justesse irréprochable. Par comparaison avec le premier concert de la tournée auquel j'ai eu la chance d'assister le 5 avril dernier, il me paraît en meilleure forme vocale, même si parallèlement il me semble aussi physiquement amoindri.
L'enchaînement des titres est désormais bien rodé et connu de tous. Je t'ai manqué, Hier à Sousse, Volontaire (une version bouleversante par ailleurs), Mes prisons, Samuel Hall se succèdent avec une grande fluidité et une vraie cohérence. Peu à peu, les musiciens se détendent et se mettent à échanger des regards de connivence, des sourires complices, tout animés qu'ils sont par un souci commun : la mise à disposition de leur talent respectif au service d'un homme et de la musique qu'il porte ― de la musique qui le porte aussi d'ailleurs ; du premier rang c'est d'une évidence criante. Et quand Alain se mélange un peu avec le texte de Je tuerai la pianiste, Yann est là pour récupérer le coup : quelques mesures de plus, Arnaud approuve d'un sourire, Bobby suit le mouvement, Jean-François aussi, et personne n'entend vraiment la différence. L'entente, entre ces cinq là, est manifestement totale, jusqu'à l'osmose, la communion. Alain tient là l'une des toutes meilleures formations qu'il ait jamais eue, et comme dans le même temps lui-même n'a peut-être jamais aussi bien chanté, ce à quoi nous assistons ce soir procède littéralement de la magie en train de s'accomplir.
Légère éclaircie, Mes bras, A perte de vue... les morceaux qui s'enchaînent sont comme autant d'incursions dans une carrière de près de trente ans, riche d'une extrême diversité comme chacun sait. Et le vrai tour de force, au fond, est de parvenir à faire cohabiter ces époques, ces styles et ces sons très différents les uns des autres sans jamais donner à l'auditeur l'impression d'un tout bricolé, rafistolé, voire d'un ensemble à la limite de l'hétérogène. Il y a une grande unité dans tout cela, une intemporalité même ; car qui, ne connaissant pas l'uvre de Bashung dans le détail, serait capable de dire de tel morceau qu'il est antérieur ou postérieur à tel autre ?
Débarrassé de son tabouret la plupart du temps, Alain se déplace peu néanmoins et délivre une gestuelle d'une grande sobriété ― nous ne le verrons probablement plus jamais s'effondrer et ramper sur la scène comme au temps de la tournée des grands espaces, mais qu'importe ! ― qu'une expressivité extraordinaire compense toutefois, comme si cette économie de mouvements que l'on devine imposée par les circonstances l'avait également conduit à une recherche de l'essentiel. Il faut le voir crier à la lune durant Légère éclaircie, sa longue main décrivant dans l'air d'étranges gestes qui paraissent comme ralentis ; comment ne pas être touché lorsque, durant Fantaisie militaire, il évolue les bras tendus sur un fil-de-fer imaginaire, tel un funambule tout droit issu d'un film de Murnau ?
1h30 ont passé, déjà ― en un laps de temps bien moindre, me semble-t-il, ainsi qu'il en va toujours des instants rares et précieux. L'heure des rappels a sonné, et c'est sur l'intro de Madame rêve que tout le monde reprend sa place sur scène. Vient ensuite Vertige de l'amour, "l'objet préhistorique" dixit Alain Bashung, qui fonctionne toujours admirablement bien auprès du public. Retour de Chloé Mons pour l'émouvant To Bill, qui voit Alain Bashung marquer très nettement le pas. Durant tout un couplet, on peut le voir murmurer pour lui-même le texte chanté par sa compagne, comme s'il avait peur de perdre le fil et de ne pas reprendre sa partie au moment voulu. Le regard, chargé d'affection et d'inquiétude, que Chloé darde sur lui est très éloquent, et lorsqu'elle lui prend la main pour le final du morceau, on perçoit bien aussi que ce n'est pas uniquement un geste de tendresse : Alain est visiblement épuisé. Le somptueux Malaxe clôt enfin un concert de 1h50, mais Alain prendra encore le temps de remercier ses musiciens, ses techniciens, et, surtout, de nous remercier nous, son public, et de nous regarder longuement, une dernière fois, avant de s'effacer et de disparaître dans l'ombre où son entourage l'attend.
Il est 22h30, la salle se vide lentement. Dehors, les néons du boulevard Rochechouart font des taches dans la nuit, les phares des voitures se réfléchissent sur la chaussée mouillée. Reprise de contact progressive avec le monde extérieur ; pour ce qui est de la réalité, on attendra encore un peu...
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Coucou à celles et ceux qui se reconnaîtront dans ces lignes. Merci à Delphine et "Elvire" pour la compagnie agréable avant le concert et pour le verre partagé ensuite (à charge de revanche, dans des contrées plus septentrionales peut-être ?).
Et merci surtout à vous, monsieur Alain Bashung, vous qui nous donnez de votre temps et de vous-même en ces moments que nous devinons pénibles. Vous nous parliez de force et de tendresse à l'entame de votre set, vous nous avez donné les deux sans compter durant près de deux heures ; nous espérons avoir su vous transmettre à la fois de l'une et de l'autre en retour.
Critique écrite le 18 décembre 2008 par Oliweird
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