Chronique de Concert
Festival Jazz des Cinq Continents. Benjamin Lackner Quartet + Dianne Reeves
Déniché par les flaireurs des Editions de la Musique Contemporaine, label allemand aux visions depuis longtemps prophétiques, l'échine cassée sur son clavier, monsieur Lackner fait sortir des notes galactiques de son piano à queue. Parfois espacées, parfois en pluies de météores. Le bourdonnement des vols long courrier au-dessus de nous vient s'intercaler entre les touches, revenant toujours, comme un tamboura, soutenir la mélodie plutôt que la couvrir. Elle trace des coups de pinceaux qui ne sont pas sans évoquer des paysages de Californie ou de Sud-Ouest de la France. C'est bien simple, le saxophoniste Maciej Obara invoque et fait sortir du sol de longues avenues bordées de palmiers, le bassiste Jérôme Regard pose sur la ligne d'horizon des cumulus d'une blancheur douillette.
Au volant de la Ferrari rouge décapotable d'Out Run, une blonde cheveux au vent sur le siège passager, le moteur ronronne, doux, et réglé au micro poil. C'est la batterie de Manu Katché, qui rebondit sur les cordes de la contrebasse avec une souplesse depuis longtemps légendaire. Il joue d'une manière si feutré, avec le doigté presque aquatique d'un filet d'eau tombant sur des galets, qu'on a du mal à se rendre compte du haut degré de maitrise nécessaire pour produire un art aussi subtil, dont les autres musiciens se révèlent tout aussi nobles artisans. C'est un véritable cliché que j'écris ici, mais tout à l'air de couler si facilement, qu'on en oublie la mécanique et les rouages mis en action pour faire tourner cette incroyable machine que l'on appelle la musique. Dans le cas de Katché ses membres sont des murènes : ils surgissent vite, mordent juste, reviennent repartent, flottent, volent dans l'eau de mer, dans le monde du silence. C'est peut-être le plus incroyable, cette capacité à jouer silencieusement de la batterie qu'il détient. Une personne dans le public fait un malaise. Pompier. Evacuation. Probablement dégoutée par l'élégance si inouïe de ces individus qui n'ont rien d'autres à penser que la Musique, qui la font, qui la vivent, qui en vivent. Sacrés veinards qui avez ça dans le sang, aurait dit mon père. Mon père.... Manu Katché, un jour, avec Marcus Miller, l'a décoré de l'ordre de chevalier des arts et lettres. Il était encore en vie.
Alors surgit l'aspect à la fois terrifiant et agréable de ce concert : il est sépulcral. Des passereaux passent entre les pins. Ce sont des oiseaux psychopompes, conducteurs des âmes. Le vent lui aussi, glisse comme fantôme. La musique du quartet m'emmène dans l'au-delà où j'imagine l'auteur de mes jours. Figurez-vous un lounge bar de velours bleu. Mon père y traine, accoudé au comptoir, un petit verre de chartreuse à la main. La musique qu'il écoute, c'est celle qui se joue, là, maintenant. Et tandis qu'on applaudi chaque (nombreuse) étincelle émise sur la scène, comme à un spectacle de Marineland, quand l'orque saute et envoie des gouttelettes qui réverbèrent la lumière, étoiles au-dessus des enfants ravis, il est là, dans le fond, avec son sourire calme, simplement content d'écouter sa musique adorée. La sensation ne me quittera pas.
Entre certains morceaux, Benjamin Lackner évoque également ses racines, ses ancêtres. Son grand père parisien émigré en Californie. Son parcours à lui, l'artiste, sa dernière décade passée en partie près de Carpentras. Il joue un morceau éponyme, Last Decade. Manu Katché achève de tordre sa batterie avec la douceur d'un professeur d'Aikido. Puis le groupe laisse la place à la formation suivante. Applaudissements nourris.
Changement de plateau. Des gabians suspendus rentrent au bercail en couinant. La nuit est tombée, personne ne daigne la ramasser, on attend Dianne Reeves. Jingle Jazz. Rapide intervention du DA pour nous la présenter. Les musiciens s'installent, se mettent à jouer, avec la même facilité que les précédents. Ils posent une ambiance un peu plus latine de plage tiki-tiki, immense, caressée par l'écume, planches de surf plantées dans le sable. Au loin, des silhouettes en maillots dansent et rient, gout de sel sur la langue, les vagues battent comme un cur.
Au milieu de cette sérénité, Dianne Reeves vient s'asseoir près du feu de camp, pardon, vient sur scène. Elle se pose sur la coque d'un petit bateau tiré hors de l'eau, avec une grâce de Dame, c'est dire avec simplicité et radiance. Aussitôt, elle chante sa joie d'être avec nous, dans une tradition d'improvisation juanlespinesque. Apôtre de la Bonne Nouvelle que l'on nomme Musique, sa voix part tout de suite dans des scats et des yodels que Billie Holiday et Ella Fitzgerald avaient émis autrefois pour la plus grande joie de l'humanité. Sa main guide sa voix, appuie sur des pistons invisibles qui donnent l'impression qu'elle joue d'un étonnant appareil : sa colonne d'air. Le seul instrument de chair et de sang dont les êtres humains sont équipés. Entre elle et ses partenaires, toujours cette aisance désinvolte de la pratique assidue d'un artisanat musical qui date de la préhistoire de la société du spectacle.
A un moment donné, elle demande poliment aux cigales de striduler un peu moins fort, et... Les cigales s'arrêtent net ! Comme leurs cousines de la pinède Gould, elles apprennent à chanter en rythme avec les artistes.
Ce qui est passionnant à observer d'ailleurs, c'est l'étonnant pouvoir que sa voix exerce sur la nature. Les échardes de cristaux qu'elle projette de haut en bas font réagir toutes les créatures. Une cantatrice chante avec elle depuis l'amphithéâtre, avec lyrisme, les cigales reprennent en mesure, les fans crient, même les mouettes répondent ! Oui, fascinant spectacle d'une tradition antédiluvienne et spirituelle, qui devait à voir avec l'imitation du chant des oiseaux C'est très difficile à exprimer. Jack Kerouac aurait pu le décrire avec des skoubs et des skib bi ba bip dou wa. En fait, Jack Kerouac aurait adoré, et aurait écrit là-dessus comme il se doit : avec rythme, style, beauté.
Song Yi Jeon, sa protégée, vient démontrer son talent. Elle aussi sait jouer du mystérieux instrument invisible avec brio. Son duo avec le suprêmement agile guitariste Romero Lubambo, en plus d'être une démonstration de force, est une mise en évidence de leur connaissance précise de la note, de son utilisation, de son organisation. Cela est presque un yoga vocal.
Mais cette musique si pleine d'ondes positives ne peut empêcher la mélancolie de me tomber sur la nuque comme une enclume. C'est exactement le genre que mon père aurait pu programmer au Sporting Club, alors les larmes me montent aux yeux. Et je me revois en costard dans la salle, mon badge de backliner autour du cou, la clope au bec, quand par l'immense baie vitrée la nuit brillait sur la mer, les sons laqués des synthétiseurs et des batteries insonorisées partaient en ricochet sur les éclats des flots. Des pleurs de sirènes partaient dans l'espace. Sur scène, derrière Dianne Reeves, il y a des rectangles de lumière qui ressemblent à des cartes à jouer. Par synesthésie, les cartes se transforment, la musique s'engouffre dans les couloirs du casino de la côte, ton univers... Mon cher papa tu avais ce monde à toi, cette passion conductrice que je n'ai su apprécier que du bout des doigts, du bout des lèvres. Ils sont fermés maintenant les coulisses, les changements de plateaux sur la scène, les kilomètres de câbles à enrouler. Je n'y suis pas. La cigarette devant l'entrée des artistes, le café dans les bureaux de la prod, il y en a plus non pour moi, qui suis un mollusque au fond de l'océan, blasé, fatigué, apathique, égotiste.
Et puis le show touche à sa fin. On fête l'anniversaire de Romero, il souffle la bougie sur le gâteau. Happy birthday to you général. Les deux versions, la classique et celle de Stevie Wonder. Avec Gina, on commence à rentrer pendant le rappel, les taxis sont rares et les mobibus de la RTM sans pitié. Ça bouchonne sur le chemin de la Fausse Monnaie.
Je repasse dans ma tête ce que je viens d'écouter, c'était d'une délicatesse et d'un raffinement qui contraste avec les sonorités produites à la tractopelle que l'on entend sortir des auto-radios. Vertige. La musique est un mystère. Plaisir, en général, thérapie pour certains, défouloir pour d'autre, combleuse de vide, remplisseuse de temps pour beaucoup. Pas question de jugement ici (tous les genres ont le droit d'exister), juste d'émerveillement devant la grouillance de cette engeance que l'on nomme humanité, et cette particularité qu'elle a de produire des sons, qui la font se trémousser et vibrer de façon presque magique, du plus fruste boumboum au plus sophistiqué baroque, du dodécaphonisme le plus déconcertant au beat le plus sucré de la pop, des roulements pleins de fièvre d'un piano romantique, aux sons numériques les plus froids, etc. etc. Cette faculté d'exprimer les émotions concrètement (si on veut bien accepter qu'une onde sonore est concrète), cette inexplicable volatilité éternelle, qui existera tant qu'une entité sentiente sera capable de codifier et de produire ces fluctuations de l'air, hors de tous les coups tordus du mercantilisme, (et surtout malgré eux), c'est beau comme la vie. Alors, même si chaque concert de ce genre sera le tombeau de mon père, tant pis. À l'heure où les chiens marchent encore sur leurs langues (à 23h30, il fait encore très chaud), je sens la vague des passions du vrai Romantisme, et ce n'est pas désagréable.
Superbe programmation ce soir, très émouvante.
Benjamin Lackner trio :
Benjamin Lackner : piano
Manu Katché : batterie
Jérôme Regard : contrebasse
Maciej Obara : saxophone
Dianne Reeves :
Dianne Reeves : voix
John Beasley : piano
Reuben Rogers : basse
Terreon Gully : batterie
Romero Lubambo : guitare
Special guest : Song Yi Jeon : voix
Critique écrite le 22 juillet 2023 par Vv
Envoyer un message à Vv
Voir toutes les critiques de concerts rédigées par Vv
Marseille Jazz des Cinq Continents : les dernières chroniques concerts
Marie Carnage -Meshell Ndegeocello - Cat Power par G Borgogno
Festival Jazz des 5 Continents Marseille, le 10/07/2024
JUBILATION ROW ;10 Juillet 2024. Cette soirée du " Festival International de Jazz de Marseille ", aussi appelé Festival des Cinq Continents se déroulait au Jardin/Palais Longchamp.... La suite
Festival Jazz des Cinq Continents. Morcheeba + Selah Sue par Gammagt
Jardins du Palais Longchamp, Marseille, le 27/07/2023
Comme je les aime ces ambiances de festival ! Une parenthèse musicale, un moment hors du temps, éphémère et magique ... Où se mêlent les rires, les sourires et les voix ! On se... La suite
Nubya Garcia, Emile Londonien, Michael Leonhart & JSwiss (Jazz Des Cinq Continents) par Sami
Palais Longchamp, Marseille, le 26/07/2023
Entre deux soirées complètes au palais Longchamp, Gilberto Gil la veille, Morcheeba (un régal) le lendemain, le public était malgré tout au rendez vous pour ce plateau davantage... La suite
Samara Joy - Gilberto Gil (Marseille Jazz des Cinq Continents) par Phil2guy
Parc Longchamp, Marseille , le 25/07/2023
Le festival de Jazz des 5 Continents propose une superbe affiche ce soir : la new yorkaise Samara Joy et le désormais octogénaire Gilberto Gil, véritable monstre sacré de la... La suite
Manu Katché : les dernières chroniques concerts
Manu Katché + Patrick Verbeke par Jérôme Justine
Coopérative de Mai, Clermont -Ferrand, le 11/12/2019
Il y a des trognes qui font plaisir à revoir. Il y en a d'autres qu'il est plaisant de voir de si près pour la première fois. Quand en plus ce sont des trognes cool,... La suite
Jazz des Cinq Continents 4/5 : Manu Katché Quartet (+ guest stars Sylvain Luc & Marion Rampal) + Yaron Herman & Ambrose Akinmusire par Mcyavell
Palais Longchamp - Marseille, le 23/07/2010
Jean Pelle vient comme tous les soirs depuis le début de ce festival nous présenter les deux bougies que nous allons souffler ensemble pour arriver samedi soir au nombre 10, l'âge... La suite
Manu Katché par Mcyavell
Grand Théâtre de Provence - Aix-en-Provence, le 09/03/2010
Ce Grand Théâtre de Provence est décidément une des plus belles salles de la région. Barbara Hendricks m'avait subjugué lors de ma première venue ici et j'en avais peu parlé. Cette... La suite
Théâtre Silvain, Marseille : les dernières chroniques concerts
Alfa Mist + Marcus Miller (Marseille Jazz des Cinq Continents) par vv
théâtre Silvain, Marseille, le 22/07/2023
Il y a un Rhodes sur la scène. Un piano électrique dont la tige de pédale se visse dans un tout petit trou, inatteignable pour les phalanges d'un backliner trop gras, ou si, comme... La suite
Chilly Gonzales + Ana Carla Maza (Marseille Jazz des Cinq Continents) par Pirlouiiiit
Théâtre Silvain, Marseille, le 21/07/2023
D'habitude quand je viens en vélo je passe par le pharo et je prends tout le haut de la Corniche jusqu'au théâtre Silvain. Cette fois j'ai essayé de voir si ça allait plus vite en... La suite
Bertrand Belin, Uzi Freyja (Festival Au Large) par Pirlouiiiit
Théâtre Silvain, Marseille, le 30/06/2023
Pfff ... ce soir encore il n'y avait que l'embarras du choix ... Catalogue et No Jazz Quartet au Leda Atomica Musique (pour la clôture de la saison - voir la chronique de VV par... La suite
Magma par Dexteeer
Théâtre Silvain, Marseille, le 15/07/2022
Dans l'écrin plein ciel du Théâtre Silvain, assister au concert de Christian Vander et sa troupe, c'est être passager d'un bolide qui dévale une route sinueuse dans la nuit, et... La suite