Interview de Bryce Dessner du groupe The National à l'occasion de la sortie de l'album Sleep Well Beast et du concert au Pitchfork Music Festival à Paris
Faisant désormais partie des artistes établis aux USA et en Europe, le groupe américain d'indie rock The National n'en oublie pas pour autant de sortir régulièrement des disques aventureux et truffés de chansons traversées par la grâce, il suffit d'écouter le très bel album Sleep Well Beast (chronique du disque à lire ici) pour s'en convaincre... Joint via skype cet été, le guitariste Bryce Dessner nous détaille par le menu l'originale genèse du dernier effort de son combo, tout en évoquant le parcours du groupe formé en 1999, les projets personnels nourrissant ses compositions (qui servent souvent de base au travail de ses acolytes Matt Berninger, Aaron Dessner, Scott & Bryan Devendorf) et le concert de son combo prévu au Pitchfork Festival Paris, le tout dans un impeccable français !
Parle-nous de votre méthode de travail pour enregistrer " Sleep Well Beast "...
Bryce Dessner : Pour les albums précédents c'était souvent moi ou mon frère qui faisions des démos, avec des idées de morceaux que l'on envoyait par mail aux autres. Pour les quatre derniers albums, on était de plus en plus éparpillés partout aux USA, on échangeait des idées par mails et puis c'était vraiment au dernier moment qu'on se réunissait pour bosser sur les morceaux tous ensemble... Cette fois, on a fait l'inverse : on a commencé par s'atteler à la tache collectivement au même endroit. Ça ne m'intéressait plus de procéder comme avant, je trouvais qu'on était allés au bout de cette méthode et qu'il fallait chercher d'autres territoires pour évoluer. Donc, cette fois, Aaron et moi, on a débuté en échangeant des idées pour co-composer les nouveaux morceaux, alors qu'en général par le passé c'était lui ou moi. On a fait des sessions dans une vieille église de l'Hudson et à Brooklyn, puis il y a eu des séances de travail avec tout le groupe à Los Angeles... On a pris tout le temps qu'il fallait pour écrire les morceaux. Jusque-là on n'avait jamais vraiment réussi à capter sur disque le son du groupe en live, c'était très maîtrisé, et ça nous allait comme ça mais cette fois-ci on voulait essayer d'avoir le son d'un groupe en train de jouer dans la même pièce... Donc, l'été dernier en studio, on jouait sept ou huit titres tous ensemble, comme aux débuts du groupe ! La grande nouveauté c'est que mon frère s'est construit un studio à lui dans l'Hudson Valley, deux heures au Nord de New York, c'est la première fois qu'on peut tous être à l'aise en même temps dans le studio. On a eu tout le temps pour jouer sans stress, et ça fait un grand changement !
Ce nouveau studio, cela va vous permettre d'enregistrer plus facilement et donc de sortir plus de disques ?
Oui, il va servir pour The National et même pour des projets individuels... Grâce à ce studio, on est allés aussi loin qu'on le voulait dans nos idées, on a eu le temps de tenter des choses différentes, des trucs qu'on n'aurait pas eu le temps de faire sans cet endroit à nous. Avant, on sortait du studio avec des regrets sur ce qu'on aurait pu faire avec plus de temps. Pour dire la vérité, lors des dernières sessions on a enregistré assez de matériel pour faire deux albums ! C'est la première fois que ça nous arrive... J'imagine qu'un jour on sortira un deuxième album issu de ces enregistrements.
Bonne nouvelle ! Il y a pas mal de solos de guitare sur votre nouvel album, ce qui était rarement le cas avant...
Pour moi, les grands solistes, c'est Jimi Hendrix, Jimmy Page, Keith Richards, ils ont déjà tout fait donc il y a rarement un solo de guitare actuel qui me plaît, à part chez Queens Of The Stone Age... J'ai étudié la guitare classique, je pourrais faire des trucs assez virtuoses, mais ça a déjà tellement été fait (et bien fait !) qu'on préférait éviter les solos jusque-là sur les disques de The National. Mais cette fois il y en a, le solo sur " The System Only Dreams in Total Darkness " c'est mon frère qui le fait, c'est arrivé comme ça, et c'est génial, donc on l'a gardé. Les autres solos sur le disque, en général c'est moi, mais ce n'en est pas vraiment à mon avis, ce sont des trucs composés, assez complexes. Sur l'album, on peut dire qu'il y a à la fois plus de guitare et pas de guitare : il y a des morceaux où on ne l'entend presque pas...
Les bidouillages électroniques sur le morceau " Guilty part " me font penser à ceux présents sur l'album " Kid A " du groupe Radiohead...
C'est sûr, c'est une référence Radiohead, mais leur son leur appartient tellement, comme celui de Pink Floyd par exemple, que tu ne peux pas choper un truc sur un de leurs morceaux pour l'utiliser. Parler de Kid A, c'est un compliment pour nous, parce que c'est un des meilleurs disques des 20 dernières années... Mais on n'y a pas pensé sur le coup. Quand on composait les disques précédents, il y avait des détails sur nos ébauches de monceaux qui auraient pu faire penser à Radiohead, mais on se disait " non, on ne peut pas faire ça ", particulièrement sur les harmonies ou sur des mélodies, où ils font toujours des choses assez spéciales avec des accords en mode mineur.
Y-a-t-il des disques, des films ou des livres qui ont influencé l'album ?
J'ai travaillé sur la BO du film d'Alejandro González Iñárritu, The Revenant, avec Ryuichi Sakamoto et Alva Noto, et ça m'a fait vraiment marqué et influencé, oui... Le travail avec Iñárritu, certaines idées de Sakamoto et d'Alva Noto, c'est un approche de la musique qui est fantastique et très différente. Comme pour moi il est toujours important de chercher des idées nouvelles et originales en dehors du groupe, ça a beaucoup compté. Matt, lui, a été influencé par John Cheever, c'est un grand écrivain et poète américain des années 50. Il y a une chanson intitulée " Carin at the Liquor Store", où il n'arrête pas de revenir à Cheever, et d'ailleurs Matt en parle ou y fait référence dans ses textes sur tous les disques. Pour la musique, Matt aimait bien le style minimal de The XX quand on bossait sur l'album, il a parlé un peu de ça. Comme eux, on a laissé un peu plus d'espace pour faire respirer le disque. Notre ami Justin Vernon de Bon Iver a pas mal bossé avec nous et ça nous a inspirés aussi. La participation de Mouse On Mars, qui a un côté plus avant gardiste que nous, plus électronique, a été importante également pour nous. Ce n'est pas Mouse On Mars qui fait les sons électro sur le disque, mais ces mecs sont des sortes de philosophes, on rigole d'ailleurs avec ça : " Ah, c'est marrant, ce sont des chansons, vous chantez ? Il y a des guitares ? C'est étrange, nous on a pas vu de guitares depuis 15 ans ! " (rires)
Justement à propos des invités, peux-tu évoquer votre résidence à Funkhaus à Berlin ?
Funkhaus, c'est une ancienne radio d'Allemagne de l'Est, c'est immense, avec une architecture des années 50, c'est magnifique. Ce n'était pas juste mon frère et moi, on a invité 90 musiciens, dont Bon Iver, un chef d'orchestre allemand, un musicien de Minneapolis, Ryan Olson, qui joue dans Poliça, des Français, des Islandais, des Anglais, des Sud-Américains... Donc on a fait cette résidence sans programme, sans plan, tout le monde avait un studio, et les musiciens passaient de l'un à l'autre pour interagir sur les essais des autres. Et puis à la fin, on a fait une performance dans un endroit où on a mis en boucle la majorité des chansons de l'album plus d'autres choses, et on était ouvert à toutes les propositions. On n'a pas dit que c'était des morceaux de The National, c'était avant que Matt chante dessus. Au final, on n'a pas gardé beaucoup de choses, mais il y a un vent de liberté qui a soufflé pendant ces moments. C'est ce qui a fait que le disque respire autant... Dans les gens qui ont joué il y avait Boys Noize, un DJ allemand qui est génial, le rappeur Spank Rock, Rone, un musicien français qui a participé à Sleep Well Beast, Bon Iver, Mouse On Mars... On est retournés à Berlin après pour développer un peu plus ce qu'on avait fait pendant la résidence, c'était une très belle expérience qui s'est terminée avec une performance dans une immense usine qui était à côté. Il y avait 5000 personnes, on a joué les chansons avec un rappeur, avec Bon Iver qui chantait, avec également son batteur, avec notre ami islandais, avec un bassiste français, c'était très expérimental... A la fin on s'est dit " on a passé trois ans à construire ces chansons, et là c'était le moment de les détruire et de voir après ce qu'il restait ! ", c'était un peu comme un test...
Présente-nous la soirée du 2 novembre au Pitchfork Festival à Paris où vous allez jouer et où vous avez choisi les autres groupes qui sont à l'affiche...
Sur cette tournée on voulait faire des théâtres et passer plusieurs soirs de suite à Paris dans un lieu intimiste... Et puis Pitchfork nous a contactés, ils voulaient vraiment qu'on fasse ce concert à la Grande Halle de La Villette et ils ont même proposé qu'on élabore la programmation de la soirée... J'adore habiter à Paris et je trouve le milieu artistique très intéressant dans cette ville. On a pas mal d'amis ici, comme This Is The Kit, qui est une chanteuse folk d'origine anglaise mais qui vit en France depuis 10 ans, elle jouera avec nous à la Grande Halle de La Villette. Comme Mina Tindle, qui est ma femme... A la base je suis d'abord tombé amoureux de sa musique donc c'est cool ! Avec nous, il y aura aussi Chassol, qui est un pianiste proposant un mélange assez original. Egalement présent, Moses Summey, qui vient des Etats-Unis et qui est un chanteur de New Soul. Il a une voix magique !
En réécoutant vos premiers albums qui étaient déjà excellents mais qui ne se vendaient pas autant que maintenant, je me demandais quel regard tu portais sur votre carrière et vos débuts...
On a eu beaucoup de chance d'avoir eu le temps d'apprendre, et de pouvoir se développer à notre rythme... Au départ, on ne pensait jamais arriver là où on en est maintenant, on n'avait ni l'ambition, ni l'égo, ni le talent (rires). Moi, j'étais dans le classique et la musique expérimentale au début. Notre premier disque, c'était vraiment un essai entre amis, on n'avait pas beaucoup de temps en studio, c'est très simple, très basique. Avec le deuxième album, " Sad Songs for Dirty Lovers ", en 2003, c'est là que je me suis dit " Quand même, j'entends que ça peut aller loin ! " Au niveau de l'écriture, Matt avait quelque chose de très fort. J'aime nos premiers disques, récemment on a fait " Son " du premier album, on a également interprété des morceaux du deuxième disque, et on joue souvent des trucs qui sont sur l'EP " Cherry Tree ", qui est sorti en 2004. C'est vraiment à ce moment-là qu'on a trouvé notre son...
A propos de votre son, il y a un commentaire que je trouve amusant en dessous de votre vidéo du titre " Mistaken for strangers " : " Ce groupe est parfait quand ma dépression hivernale commence "...
C'est vrai qu'on a une chanson qui s'appelle " Sorrow " (ndr : tristesse... ). Après, il y a plein d'autres thèmes dans nos morceaux, l'humour, l'amour, la folie etc. Ce qui marque les gens au premier abord, c'est la voix de Matt, qui est grave. On a rencontré beaucoup de fans, et en parlant avec eux on se rend compte que chaque personne interprète notre musique à sa manière, c'est ça qui est beau avec la musique. Le groupe existe depuis longtemps - on existait bien avant que Trump n'arrive à la maison Blanche, on existera après - et donc on devient une sorte de refuge, un moyen de s'évader de tout ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis et dans le monde...
L'élection de Trump, ça vous a marqué j'imagine ?
Ah oui ! C'est une catastrophe, ça a marqué tout le monde dans le groupe ! C'est horrible, on a souvent fait des concerts de soutien pour Barack Obama, et juste avant les dernières élections présidentielles, à peine trois jours avant, on a joué pour soutenir Hillary Clinton dans l'Ohio, on ne s'attendait pas du tout à ça... On ne peut pas vraiment dire que le disque " Sleep Well Beast " soit un disque politique à proprement parler, mais l'élection a quand même eu un effet : la chanson " Turtleneck ", qui est assez énervée et brutale, est arrivée juste après par exemple...
Tu habitais déjà à Paris avant l'élection de Trump ?
Oui, mais après l'élection j'étais encore plus content d'habiter en France ! (rires) Et j'étais heureux également quand vous avez voté pour Macron plutôt que pour Le Pen lors de vos présidentielles...
Vous jouez désormais dans des lieux très grands (Zénith de Paris, Glastonbury), êtes-vous parfois nostalgiques de la période où vous embarquiez tous dans un petit van pour faire des tournées des clubs aux USA et en Europe ?
Pour un groupe comme nous, qui compte cinq personnalités qui ont leur mot à dire pour le composition, ce qui est intéressant c'est l'alchimie, il ne s'agit pas d'avoir le meilleur batteur, le meilleur guitariste, le meilleur chanteur etc. Il est question d'êtres humains arrivant à créer une sorte de truc qui est de l'ordre de la chimie. Nous, notre son s'est bâti progressivement dans les petites salles au début, devant très peu de monde ! On a vraiment profité de ça pour évoluer, il y a eu des super moments, et des passages où c'était l'enfer, comme les fois où on était complètement crevés à se dire " Mais putain, pourquoi on fait cette tournée là, avec quatre mois sans day off en Europe ? " Cela dit, ça fait quand même très longtemps qu'on a un bus pour tourner, mais les débuts parfois un peu difficiles c'est important de passer par là, il y a beaucoup de groupes qui cartonnent instantanément et qui finissent très vite mal, à ne plus savoir quoi faire ! Dans le groupe on fait des blagues sur le fait que c'est juste aujourd'hui que notre chanteur Matt devient une vraie rock star, qu'il est insupportable ! Ça arrive au bout de 20 ans, il a gagné, ça y est, il peut le faire ! (rires.) "
The National est en concert à la Grande Halle de la Villette le 2 novembre 2017 dans le cadre du Pitchfork Music Festival Paris...
A lire également, la chronique du concert de The National au Zénith de Paris en novembre 2013, la chronique du concert de The National en 1ère partie de Pavement au Zénith de Paris, en mai 2010, ainsi que les comptes rendus des sets donnés à la Route du Rock, en août 2010 et à l'Olympia de Paris, en novembre 2010.
Liens : www.americanmary.com, www.facebook.com/thenationalofficial, twitter.com/TheNational, www.youtube.com/thenationalofficial, www.beggars.com,
www.4ad.com...
Photos du groupe : Graham MacIndoe
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