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Chronique de Concert

De Kift

Dynamo, Pantin 15 mars 2007

Critique écrite le par

"Quand Mademoiselle X m'a dit que vous alliez ensemble voir De Kift, j'ai eu une sorte de néant qui s'est ouvert dans ma poitrine et puis je t'ai détesté, et puis je me suis détesté car l'amour que je lui porte ne supporte pas la bassesse des sentiments, ni la réduction de ce qu'elle est à mon mâle désir, et j'ai souhaité une fois de plus, vainement, ne plus la voir.
Je ne voulais, je ne veux pas que même un instant, même par mégarde elle puisse être un objet quelconque, et j'espère et c'est ce que je voudrais entendre qu'il en est de même pour toi, car cette femme est infiniment précieuse et ni toi ni moi n'avons le droit de lui faire du mal."

Il n'y a rien de plus insupportable que des amoureux, il n'a pas dit ça Bukowski ?



De Kift, en flamand, ça veut dire la jalousie. Mais ce groupe n'a rien à voir avec la confusion de sentiments dans laquelle je me trouvais ce jeudi soir.

Sur la route de Pantin (Seine-Saint-Denis),
en compagnie d'une fille qui me plaît (depuis le premier regard),
mais ne veut pas voir en moi autre chose qu'un ami,
alors que son amoureux, resté à Reims, se fait un sang d'encre et me maudit.

D'abord dans De Kift, il n'y a pas de femme. Il y a un père, un fils, un frère, un cousin et quatre amis. Il n'y a pas de pleurs non plus, à première vue. C'est une musique joyeuse, festive, gorgée de cuivres et de sourires.
Ah, je ne vous ai pas dit. De Kift vient de Koog an de Zaan, dans la campagne pas très loin d'Amsterdam, en Hollande. Et ils chantent dans leur langue, le flamand. Certains n'aiment pas. C'est un peu comme l'arabe. On a l'impression qu'ils vont s'étouffer en parlant. Mais c'est moins râpeux, c'est plus gai, plus chantant.




A l'origine, en 1988, De Kift était un groupe punk, des guitares et un rythme martial. Puis un jour, Ferry Heijne, l'actuel leader et chanteur du groupe eut l'envie de replonger dans ses racines musicales. Il eut l'envie de retourner à la trompette, l'instrument dont il jouait, enfant, avec son père dans une fanfare. Papa, d'ailleurs, Jan Heijne, rejoint le groupe sur son deuxième disque Krankenhaus en 1993. Ce disque est une merveille.

J'ai eu la chance qu'un jour, Emmanuel, un ami m'emmène à un de leur concert à cette époque. C'était aux Instants Chavirés à Montreuil. Une petite salle. Il y avait un piano à queue, un accordéon, un canapé, un abat-jour, un cageot rempli de boites de conserves vides, un type avec une énorme banane sur la tête... Ils étaient tous habillés en uniformes. Des uniformes sans grade, sans insigne, d'une armée en déroute. Ils avaient fait l'effort de traduire certains de leur texte en français.

Cela parlait d'hommes perdus, d'hommes malades, sans toit, sans famille, sans patrie, sans direction. La musique résonnait comme dans un rêve éthylique. Entre fou rire et migraine. Les larmes n'étaient jamais loin. Les trompettes sont parfois déchirantes. Les premières notes de De Maan resteront gravés dans ma tête jusqu'à ma tombe. Je ne me suis jamais remis de ce choc initial, de ce voyage. J'ai l'impression d'avoir laissé quelque chose là-bas dans cette salle des Instants Chavirés, ce soir de 199... J'y repense régulièrement.

Et quand De Kift reparaît... Ah j'étais heureux de pouvoir y amener quelqu'un. Quelqu'un qui me plaît. Partager des moments, des émotions, un coucher de soleil, une chanson, il n'y a rien de plus beau.
Mademoiselle X.
Pour être franc, je l'ai vite oubliée cette âme sœur, dès avant la première note, dès l'arrivée du groupe sur scène. Elle n'existait plus. Oh, j'exagère, j'ai vérifié que ça lui plaisait. J'ai guetté son sourire. Elle a un très beau sourire. Ca m'épate les gens qui savent sourire. Mais bon, l'important c'était la scène. L'important, par exemple, c'est qu'il manquait Frank van den Bos. Le pianiste. Ce soir, il n'y pas de piano, pas de Frank. Frank était un élément essentiel de De Kift. Il chantait, faisait le Monsieur Loyal à l'occasion et surtout son visage avait un potentiel comique qui ajoutait une touche de folie à la magie des chansons.



Ma déception fut de courte durée. Ferry est toujours là, lui. Eternel jeune homme à boucle d'oreille. Les autres aussi Pim, Wim, Mathijs, Jan, Han, Patrick et un faux nouveau, Marco. Marco Heijne, le petit frère, c'est le manager. Il s'occupe des plannings, des relations avec la presse, il règle les lumières et dorénavant, nouvelle attribution, il chante.

Cette fois, comme la toute première à Montreuil, ils ont traduit certains de leurs nouveaux titres et les chantent en français. Imaginez un peu ce que peut donner du français dit par des Bataves. C'est ... charmant.
Leur univers n'a pas varié. Il s'agit d'hommes seuls et tristes, lançant un regard mélancolique sur leur vie passée :

Pas de larmes, d'appels, de plaintes !
Adieu les pommiers que j'aimais !
Oui, déjà par l'automne atteinte
Ma belle vie m'a quitté à jamais




Ferry n'écrit aucun de ses textes. Il préfère fouiner dans la bibliothèque de Koog an de Zaan, au hasard du patrimoine de la littérature européenne. Rabelais, Borchart, Remarque, Rimbaud, TC Boyle, lord Byron ont déjà prêté leurs mots à De Kift. Pour le dernier "alboum", 7 , parce que c'est le septième, Ferry a dirigé ses recherches dans la littérature russe. Essenine, Akhmatova, Goumilev, Pouchkine, Viazemski, on croirait parcourir une anthologie de la poésie russe.

Il a débouché sa vodka, il l'a bue, puis il est sorti de chez lui dare-dare, pressé d'aller voir la mer, mais ses pas ne l'ont pas porté jusqu'à la gare.
Il voulait voir la mer où toute souffrance prend fin.
Il a hurlé, lancé des jurons, s'est écroulé sur le banc, s'est assoupi enfin.
Mais la mer verte, la mer bleue, d'elle-même a fait le chemin, matinale et fraternelle, avec un sourire clair.
Maigre, chauve, édenté, "D" lui aussi a souri et sans quitter son coin, sans troubler son somme, il a couru vers elle à la vitesse de l'éclair.




Celui-là est de Boris Ryzji, un poète mort en notre siècle, en 2001 et né pas si longtemps avant, en 1974. C'est bien dommage. Il sera mort sans avoir su qu'il avait écrit une chanson de De Kift, De Zee, l'un des meilleurs morceaux de 7. Il commence sur des notes de xylophone, le chant plaintif de Ferry, quelques sons de trombone, puis la guitare se réveille énervée, une série de riffs secs, la batterie s'en mêle, et alors Ferry reprend du poil de la bête, et se lance à son tour dans cette chevauchée immobile vers la mer.
La musique de De Kift est aussi théâtrale que ses paroles sont littéraires. Chaque morceau a sa dramaturgie. Il y a des scènes d'exposition, des séquences dramatiques où tout s'emballe et des tableaux finals où tout le monde se rassemble, se tient par la taille, lâche son instrument et communie dans une séquence de chant choral.

Et puis, il y a des hymnes, des chansons reconnaissables dès la première note. Un petit monde en trois minutes. J'ai parlé tout à l'heure de De Maan (la lune). Ils l'ont joué ce soir. Oh oui, merci, merci. Ils ont joué aussi Wee Mij(malheur à moi). Elle ne dure que deux minutes. L'hélicon, le ronflement sourd de l'hélicon, quelques phrases, deux, trois trompettes se mettent à jouer un air de mariage, dans un endroit où on joue de la trompette pour les mariages, la batterie balance un rythme de marche militaire et les voix, toutes les voix s'unissent pour crier Wee Mij, wee mij, wee mij. Malheur à moi, malheur à moi, malheur à moi.

Je ne connais pas mieux pour faire mon bonheur.

Je ne sais pas si cela a touché la demoiselle autant que moi. Moi-même, je m'interdis de la toucher, alors... Je n'avais plus envie de quitter la pièce où ces morceaux venaient de s'envoler. Les sons s'étaient évaporés, mais dans ma tête ça résonnait encore. Cela résonne toujours. Wee Mij !





 Critique écrite le 16 mars 2007 par Bertrand Lasseguette