Entretien avec Gaël Faye de Milk Coffee & Sugar à l'occasion de la sortie de son album solo Pili pili sur un croissant au beurre
Salle Berlioz du Centre Universitaire de St-Martin-d'Hères Octobre 2013
Interview réalisée le 21 octobre 2013 par Lily Rosana
Voici Gaël Faye, 31 ans, enfant du hip hop et père de deux enfants. Gaël est né au Burundi d'une mère Rwandaise et d'un père français. A 13 ans, il est forcé de quitté son pays du jour au lendemain quand la guerre éclate. Un moment violent, radical qu'il exorcisera avec le rap, la musique, l'écriture. Gaël Faye est un rappeur à l'âme épurée, tantôt fragile, plein de forces diverses, forces qu'il a puisées au fil du temps dans sa quête de la sincérité absolue. Mais il est surtout un fervent défenseur de l'humanité, la vraie. Celle qui ose les mélanges et repousser les frontières. Celle qui parle haut et fort et qui prend position pour la vie.
En pleine tournée en France pour son album pili pili sur un croissant au beurre, Gaël a prit le temps pour nous confier son enfance, sa vision du métissage, les choses qui lui tiennent à coeur et qu'il veut partager avec son public. Ce lundi 14 octobre 2013, à l'occasion de son concert à la salle Berlioz du centre universitaire de Saint-Martin-D'hères, c'est un homme plein d'espoir, de rêves, de passion que nous rencontrons...
Gaël, après la sortie de ton album "pili pili sur un croissant au beurre" et en pleine tournée en France, on est très heureux de te rencontrer aujourd'hui...
Merci, dit-il dans un immense sourire, je suis très content de pouvoir parler avec toi aussi !
Parle-nous du choix du titre de ton album... On sait ce qu'est un croissant au beurre, mais qu'est-ce que le pili pili ?
Le pili pili, c'est le nom qu'on donne au piment au Rwanda, au burundi et dans plein d'autres régions du monde apparemment. Et donc le pili pili sur un croissant au beurre, c'était cette idée de parler de ce mélange d'influences, d'origines mais aussi du sujet d'une des chansons de l'album sur la rencontre entre mon père qui est français, ma mère qui est rwandaise... C'était donc aussi pour faire une petite métaphore.
Gaël tu es né en 1982 au Burundi où tu as vécu jusqu'à tes treize ans. Quel y a été ton plus beau souvenir d'enfance ?
Ah... Mes souvenirs d'enfance... (il a un moment de réflexion intense) Il y a en a énormément de beaux souvenirs d'enfance...
En as-tu un qui te vient spontanément à l'esprit ?
(Il sourit encore, plongé dans ses souvenirs) S'il y en a qui me viennent à l'esprit, ce sont ceux où avec mon père, je passais les réveillons à 2000 mètres d'altitude dans un village de pygmées. On dormait à la belle étoile. On réveillonnait avec les pygmées, on buvait de la bière de banane puis on se levait à l'aurore et on marchait dans la forêt primaire Akbira où il y a des arbres qui sont là depuis toujours. Une forêt très difficile à pénétrer. Ce sont des souvenirs qui sont très forts parce que je sais que je ne vivrais plus jamais ça et que surtout, ce sont des souvenirs qui n'appartiennent qu'à moi et mon père, dans le sens où nous étions un peu seuls, comme des explorateurs, des aventuriers dans un monde, dont je pense, que beaucoup de gens ignorent... Où il n'y a pas d'électricité, pas d'eau. Puis finalement, le réveillon, ce n'était qu'un prétexte pour y aller, pour passer des moments ensemble.
Tu es donc né d'un père français et d'une mère rwandaise. Peux-tu nous expliquer comment tu as vécu le fait d'être issu de deux cultures différentes ?
Au Burundi j'avais un contact avec la nature assez simplement, assez naturellement, et c'est en arrivant en France, en vivant la vie d'ici que je me suis rendu compte à posteriori que ma vie était différente de beaucoup de mes camarades. Quand j'étais petit, c'était mon quotidien la chasse aux serpents, la chasse aux oiseaux... Ce qui paraissait exceptionnelle pour les copains, comme aller au zoo par exemple, devenait absurde. Et je pense que dans cet album, il y a un peu de ça aussi: c'est une manière d'affirmer une identité qui m'a échappée en fin de compte...
Dans ton texte "métis", tu parles du métissage en disant: "Le métissage c'est pas l'avenir de l'humanité, Le métissage c'est de la boue en vérité." Ce sont des mots forts. Ont-ils une consonance provocatrice réfléchie ?
Je n'ai pas l'impression d'être provocant en disant cela. Quand je dis "c'est de la boue", c'est parce que je considère qu'on est tous des métis issus d'un père et d'une mère qui sont génétiquement différents.
Et donc que si on remonte dans les gènes de tout à chacun, personne n'est d'une race pure, d'une souche pure. Dans le refrain, il y a pour moi une image forte de deux fleuves qui se rencontrent et qui n'en forment qu'un seul. C'est l'image de la boue pour moi. On mélange quelque chose et on ne peut plus savoir ce qui appartient à ceci ou à cela. Dans mon groupe Milk Coffee Sugar, il y a la même idée.
Penses-tu qu'il existe un vrai métissage des genres, des nations aujourd'hui ?
Nous sommes dans une société où l'on parle beaucoup de métissage, parce qu'il est vrai qu'on vit dans le métissage perpétuel : on se lève le matin, on mange un petit déjeuner américain, on va commander une pizza italienne et puis on prend une voiture japonaise... Parce que le monde tend vers un métissage de plus en plus présent dans toutes les sociétés avec la globalisation, avec ce qu'on appelle la mondialisation, les flux, les échanges économiques, on se dit que c'est l'avenir de l'humanité et que plus les gens vont se rencontrer, et moins il y aura de racisme. En réalité, on se rend compte que c'est l'inverse qui se produit. Plus les gens se rencontrent et plus ça cristallise des envies et des sentiments d'appartenance. Les frontières n'ont jamais été aussi présentes qu'aujourd'hui.
Quelles ont été les matières utilisées pour ton album "pili pili sur un croissant au beurre" ?
Les matières ont été mes souvenirs, ce sentiment d'être balloté entre deux mondes, ce sentiment d'exilé. Du jour au lendemain, j'ai quitté un endroit qui était ma maison, qui était chez moi dans un quartier entouré d'amis... Ça n'a pas été progressif comme lorsqu'on va à la fac puis qu'on revient voir les parents et que finalement petit à petit, on fait sa vie. Non, du jour au lendemain on a fermé l'école, il y eu deux avions de rapatriement, on a fait nos bagages, on n'a pas pu tout prendre... Un peu en fait comme les pieds noirs. Et ça, c'était assez violent, assez radical... Tout a été trop vite. Et je pense que l'art, l'écriture, la musique m'ont permis de refaire cette histoire, de me la re raconter et de ré atterrir et de repartir en douceur. Parce que tout a été trop vite, tout a été trop violent. En plus on est à un âge à l'adolescence où les amis, c'est un peu chacun pour soi. Et cet album m'a permis de recommencer ce voyage à l'envers, à rebours, et de revenir en atterrissant tranquillement.
Aujourd'hui, tu as écumé plus d'une centaine de scènes nationales, tu as travaillé avec des artistes aux belles renommées comme Oxmo Puccino, Ben l'oncle soul, Irma, tu as ta propre maison de production... Quels sont tes projets ?
Je vais faire un deuxième album avec mon groupe Milk Coffee Sugar. Je vais continuer d'écrire, je vais continuer ma quête.Tu sais, quand on arrive avec un album qui retrace une histoire, qui est en nous depuis 10 ans, cet album est en quelque sorte dans sa sincérité la plus totale. Repartir sur un nouvel album nécessite d'être aussi sincère dans son écriture, dans ce qu'on a envie de proposer, de dire, et aussi la sincérité implique aussi de devoir se taire si on a rien à dire.
Quelles sont tes motivations pour ce nouvel album ?
Le public, les applaudissements sont un moteur qui me donnent la force de continuer. Mais ma motivation profonde, au-delà de la reconnaissance de mon travail, est de considérer que ce que je fais est une quête. Ça devient un combat avec soi-même, une envie de s'améliorer. Quand on arrive à avoir ce sentiment, on ne se lasse pas de ce qu'on fait, du milieu, de certaines choses qui usent, je trouve, dans ce métier. Et ma quête c'est cela: atteindre cette sensation. Parce que si ce que je fais s'arrêtais seulement à ce que comporte un album: produire, sortir, promouvoir, et me mettre en scène... Cela pourrait abîmer la sincérité. Et je ne veux que rien ne soit abîmé. C'est important de sans cesse se questionner, se remettre en question.
Ton projet est donc la sincérité...
Voilà, c'est ça mon futur. Essayer de trouver cette marche à suivre qui n'est pas évidente mais qui je pense est la seule qui permette de ne pas être usé de ce que ça représente. Parce qu'être sur scène et faire des chansons, ce n'est pas quelque chose de naturel. Je trouve que c'est quelque chose de violent qui demande même une part d'égocentrisme en quelque sorte. Et pour avoir rencontré beaucoup d'artistes, je peux te dire qu'ils ne sont pas tous égocentriques, ni tournés autour de leur personne, loin de là. Il y a beaucoup de gens qui font ça parce qu'ils en ont ressentis le besoin, la nécessité. Mais non pas parce qu'ils ont envie de révolutionner la planète et d'être à l'affiche partout.
Si tu voulais partager trois choses avec ton public, qu'est-ce que ça serait ?
La première, ça serait qu'on ne forme qu'une seule humanité. C'est vrai qu'on est dans une société, un monde un peu cynique où dès qu'on dit des choses simples comme "le racisme c'est pas bien" où "on est tous des humains, on est tous frères", on nous rétorque que ça va, que ce sont des phrases qu'on a déjà entendu. C'est pour cela que j'écris des textes: pour articuler des raisonnements, des schémas de pensées qui vont un peu plus loin que ça mais pour que, quand même, l'on ressente une idée simple finalement: celle qu'on est tous fait de la même chose, de la même complexité et de la même simplicité en même temps.
On retrouve toujours dans ton fil de pensées cette idée de métissage...
Oui, j'aime bien quand mon public ressemble à une boîte de crayons de couleurs et c'est d'ailleurs souvent le cas. Non seulement en terme d'âge mais en terme de provenance. J'ai aussi bien sûr envie de partager de bons moments, de prendre du plaisir, de profiter de l'instant présent. C'est important. Et la dernière chose qui en ce moment me prend l'esprit est ce qui est arrivé au Rwanda il y a 20 ans: le génocide des tutsis. Un génocide, c'est plus qu'une guerre, c'est plus qu'une épuration ethnique, c'est plus que des massacres. C'est l'idée du crime poussé à sa quintessence, à son paroxysme: celui d'éliminer une population pour ce qu'elle est. Et j'ai eu le malheur et en même temps la chance d'être issu d'une communauté qui a souffert de ce crime. Donc je me sens quelque part porte parole d'un message, tout comme je pense que les juifs l'ont été, les cambodgiens, les arméniens.
Penses-tu que l'histoire est présente pour les générations suivantes dont les peuples ont vécu un génocide ?
C'est très différent des autres peuples qui ont aussi subit des guerres. On ne peut pas se rendre compte à quel point un génocide saute les générations. Moi j'habite dans un quartier arménien à Paris où on en est à la quatrième génération d'enfants qui n'ont pas du tout connus leurs arrières grands parents mais dont l'histoire du génocide est très présente et a même une incidence dans leur vie quotidienne.
Et je pense que c'est dans cela qu'on est des relais d'une histoire. C'est pour toutes ces raisons que j'ai mis deux affiches sur la scène... Ces deux silhouettes d'êtres humains debout : un enfant et un homme. C'est l'idée de l'humanité debout et digne même après un génocide. Parce qu'il y a des rescapés. Parce qu'il faut continuer à vivre malgré tout ce qui s'est passé, malgré l'anéantissement. Voilà, ce sont les trois choses que je voulais partager. On passe un peu du rire aux larmes... Mais c'est l'humanité qui est comme ça, non ?
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Interview réalisée le 21 octobre 2013 par Lily Rosana
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