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Chronique de Concert

Gasolheads

Machine a Coudre - Marseille 29 mars 2003

Critique écrite le par

Oui, je sais, je sais. Chus hyper à la bourre ! Mais quoi ? D'abord, j'ai une sacrée bonne excuse, et ensuite, qu'est-ce que vous voulez ? Comme des centaines d'autres ce soir-là, mon dealer a précipitamment décidé de retrouver une activité honnête à la sortie du concert d'adieu des Gasolheads. Et moi, vous me connaissez : moi, sans mon Viandox et mon Prozac...



D'ailleurs, croyez-le, c'est là que cette histoire de dernier concert devient réellement incroyable : ce soir-là, l'annonce de la séparation définitive des Gasolheads a subitement provoqué l'assèchement général de toutes les substances illicites circulant dans la ville ; rien, nibe, que dalle, que tchi, pas le plus petit gramme, pas la moindre petite goutte de ce qui vous maintient en forme et vous empêche de vous foutre en l'air n'était plus disponible nulle part, et qu'il soit bien entendu que je ne parle pas ici de ces satanées saloperies qui vous explosent le ciboulot et vous font cuire à petit feu ; rien, nada, que pouic, où que vous quémandiez votre aumône, les ruelles sombres du Cours Julien semblaient soudain inondées d'une lumière aveuglante, le Vieux Port abandonné aux brigades canines et les pieds des cités livrés aux Petits Frères des pauvres ; même l'Arabe de la rue d'Aubagne est tombé en panne d'alcool ce soir-là. C'est vous dire.
Un peu comme si, débarrassée une fois pour toutes de ce groupe de rock qu'elle n'avait pas su voir, pas su entendre et pas su conserver, Marseille avait décidé d'entamer une gigantesque cure de désintoxication et de repartir à zéro. A moins, bien sûr, que ces enfoirés de Gasolheads ne soient tout bonnement partis en emportant la caisse. Allez savoir.



Cela dit, mettons-nous bien d'accord :
- si vous vous appelez Philippe Manœuvre, Patrick Eudeline ou Marc Zermatti ;
- si vous êtes persuadés que le punk-rock des Gasolheads n'a jamais cassé trois pattes à un skinhead ;
- si vous persistez à penser qu'à Marseille, hors Patrick Fiori et les Cowboys from Outerspace, la ville est pour toujours exclusivement dédiée au hip hop ou pire, à l'électro ;
- si le mot "punk" éveille en vous quelque chose qui ressemble à la peur ;
- si vous n'avez jamais entendu parler de la Machine à Coudre ;
- si vous ne connaissez pas, et n'avez jamais entendu parler des Gasolheads ;
- si, les connaissant, vous êtes le genre qui croit que ce sont quatre crétins qui font de la musique pour crétins ;
- si vous n'avez pas le moindre album des Ramones, des Saints ou des New York Dolls dans votre discothèque ;
- si vous venez d'acheter un disque des Libertines, des Strokes ou des Datsuns ;
- si vous n'avez jamais eu dix-sept ans ;
- si vous êtes une petite fille qui n'a pas encore vu le loup, ou un grand garçon qui continue de se tirlipoter l'élastique le soir dans sa chambre ;
- si vous n'en avez franchement rien à carrer de savoir que les Gasolheads donnaient samedi 29 mars 2003 leur concert d'adieu à Marseille et au monde, et si vous ignorez que ce qui suit n'est pas le compte-rendu de ce concert mais celui d'un de ces moments comme il en est peu dans une vie, disons-le tout net : vous n'avez rien à foutre ici.
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J'ai deux ailes au cul

Et maintenant qu'on est entre nous m'sieurs-dames, pas la peine d'en faire des tartines : s'il ne fallait qu'un mot pour illustrer la soirée d'adieu du groupe des frères Escobar, celui de glauque l'emporterait haut la main. Suffisait de voir à quoi ressemblait la Machine à Coudre, quelques instants après le Hey Hey Hey final : imaginez une cahute des bords de plage réunionnaise après le passage d'un cyclone, pensez à une grotte d'Afghanistan dévastée par une bombe faucheuse de marguerites, regardez le Musée national irakien après le passage des pillards, et vous aurez une idée somme toute assez précise de l'étendue du désastre.
Le sol poisseux était jonché de canettes, de verres et de mégots coincés dans les lattes du parquet, des flyers et des prospectus pataugeaient dans la fange au milieu de paquets de clopes roulés en boule, des tabourets brisés gisaient au milieu de la piste, et il y avait jusqu'à la batterie, la fameuse batterie des Gasolheads, lamentablement renversée sur la scène.
Mais ce qui frappait surtout, c'était ce silence lourd et oppressant, cette atmosphère de désolation absolue que rien ne pourrait plus venir troubler, cette vision de l'apocalypse que d'aucuns nomment le rock'n'roll, par ici. Bon, quoi qu'on dise, un spectacle proprement ahurissant, tant seulement trois heures auparavant, la Machine dégorgeait d'une foule moite et compacte, caffie à qui mieux mieux dans les coins et les recoins, composée de trognes plus amochées l'une que l'autre, comme une toile de Jérôme Bosch ou un tableau de Francis Bacon ; même les cinq malheureuses marches permettant d'accéder à la scène regorgeaient de spectateurs à se tordre - à la façon d'une serviette éponge ayant trop longtemps macéré dans l'alcool.
Sur les murs, la sueur ambiante imprimait ses rigoles, ça sentait la bière, le tabac et le reste jusque dans les chiottes, et à l'entrée si vous n'y preniez garde, vous étiez baptisé aussi sec au champagne : de grandes lampées qu'un mec au regard dérangé vous balançait généreusement sur le coin de la gueule, bien prévenus dès lors que vous étiez du pire qui allait suivre. Le public ? Quel public ? Ces jeunes gens de bonne famille venus s'encanailler pour pas un rond, qui gardaient des lèvres pincées en paraissant s'interroger sur l'absence de buffet, ou ces ados fauchés sirotant à quatre le même verre ? Ces quelques nanas semblant avoir fait vœu de chasteté justement ce soir-là, ou ces mecs excités comme des taulards libérés le matin même ? Ces rares beautés au visage rougissant se chuchotant leur émoi, ou ces gueulards rougeauds éructant leurs insanités comme si elles étaient de la plus haute importance ? Cette assistance qui se tapait les côtes et se frappait les cuisses, ou cet auditoire de passionnés, reconnaissables à leurs sourires torves, leurs mines défaites et leurs yeux hagards ?
Quoi d'autre ? Les allumeuses habituelles, qui tortillaient leurs petits culs sur les chaises comme si ces dernières avaient été sculptées pour elles, et qui une fois posées n'osaient plus bouger de peur d'un pet de travers, ou les branleurs assis à même le sol, se rotant au visage à cinquante centimètres des amplis ? Cette horde assoiffée, enfin, semblant venir de partout à la fois et bousculant tout sur son passage jusqu'au comptoir, prête à vous mordre ou vous griffer pour vous passer devant, vous décidément trop poli qui continuez malgré tout de dire "Bonjour", "Pardon" ou encore "Merci" ?
Dans ces occasions-là, vous, vous n'essayez pas de garer vos miches : dans ces occasions-là, quand la mort de soif vous guette, vous apprenez très vite à marcher sur les pieds de vos voisins sans même vous excuser, à jouer des coudes et à pousser les moins fluets sans l'ombre d'un rictus ; dans ces occasions-là, c'est chacun pour sa gueule et vous avez compris.



Deux cons

Glauque, disais-je. Et quoi de plus normal ? Le split des Gasolheads, c'est votre femme balançant vos fringues sur le pas de porte du domicile conjugal, vos parents vous foutant dehors le jour de votre première cuite, votre première bagnole, achetée avec votre argent, pliée jusqu'au moteur à cause d'un connard ayant pilé devant vous : ces soirs où vous comprenez que vous allez momentanément devoir vous reprendre en charge. A-t-on vraiment le cœur à rire, ces soirs-là ? Et alors que tout était fini, que la messe était dite et qu'un foutu silence de plomb avait envahi la pièce, d'entre toutes ces pauvres âmes écumant laborieusement leur peine en se déplaçant d'une table à l'autre comme des paralytiques - eux qui, un peu plus tôt, pogotaient comme des diables et vous auraient sans vergogne écrabouillé contre un pilier - voilà que c'est notre ami le Pinguin qui paraissait le plus triste. Oui, le Pinguinb, le fameux Mystic Punk Pinguin, qui vous éditorialise ici-même et toutes les semaines son goût pour la musique. "Ah putain !" qu'il disait. "Ah putain !" qu'il répétait, avec sa barbe de gréviste et son fut' tout tâché...
Je vous pose la question : vous auriez fait quoi, vous ? Vous vous seriez vu, vous, de lui dire : "Bah, pleure pas, Pinguin. Des groupes comme ça, t'en retrouveras des dizaines ! Et vas pas choper froid, surtout : remets donc ton T-shirt !". Sinistre abruti que vous feriez : un groupe comme les Gasolheads, à Marseille on n'en retrouvera jamais un comme ça. Neurotic Swingers, Sugarfix, Sweet Children, Dollybird, Lazy Bones, Take Shit Back... Peuvent courir loin, ceux-là, mais... Mon cul, tiens. Allez, écoute bien ce qu'on va faire, Pinguin. Assieds-toi un instant, et raconte-moi une dernière fois l'histoire du plus grand groupe de rock'n'roll de tous les temps. Vas-y, Pinguin, et rassure-toi : on ne va pas pleurer là comme deux cons au milieu de tous les autres, ça non...
D'abord, on est bien d'accord : la disparition des Gasolheads n'ébranlera pas le monde de la musique, c'est certain - les Gasolheads, c'est trois accords et n'en jetez plus. Mais tu sais bien, Pinguin, derrière l'histoire du groupe des frères Escobar, il y a un pan de l'histoire de Marseille qui transparaît, et si ce pan existe, c'est aussi grâce à ces quatre attardés mentaux qui n'ont plus jamais écouté de musique depuis qu'on a fêté l'année 78. Et "Quand la légende est plus belle que la vérité, il faut imprimer la légende" (John Ford, un grand éditorialiste, lui aussi). Un dernier verre, Pinguin ? Dis, tu m'avais caché que tu t'étais fait tatouer Elvis Presley sur le bras, non ?



Story-board

Barguignons pas de longue : à Marseille, les Gasolheads étaient exactement le genre de groupe destiné à marquer son époque. Sans compromis : une musique froide comme la lame, brûlante comme l'acier. Sans concession : du punk-rock chanté avé l'assent, celui de New York ou Soho. Sans frime enfin : les Gasolheads sont de Marseille, et en 1998, question trou du cul du monde pour tout ce qui touche de près ou de loin au punk-rock, la ville était en Champion's League tous les ans, vous pouvez me croire. Même si un peu plus tard, au hasard d'un set torché vite fait dans la Belgique profonde ou les Ardennes joyeuses, notre quatuor allait rencontrer des visages bavochant d'envie, qui s'approcheraient de la camionnette en leur demandant des trucs pas possibles, du genre : "C'est vrai, vous venez de Marseille ? Dîtes, les gars : pourriez pas nous dire à quoi ça ressemble, la Machine à Coudre ? Et les Dollybird, ils vont bien les Dollybird ? Et les Sugarfix ? Et les Neurotic Swingers, ils vont comment ? ‘Tain, Marseille, ça bouge ! Z'avez d'la chance !". Comme quoi, tout est toujours relatif...
Question état-civil, notez ça : d'octobre 98 à mars 2003, les Gasolheads (littéralement : Têtes Fioul. On est bien OK : ça ne veut rien dire. N'empêche, on a échappé au pire : Blue Panthers, Red Sharks, Handsome Demons) seront Olivier Escobar au chant, Pascal Pachuco Escobar à la guitare, Nico "Matlock" Fallais à la basse et Guillaume Stravato à la batterie (depuis le 2 avril 1999, date du premier concert du combo) ; des noms bien de Marseille, quoi. Et pour que le dossier soit complet, les Gasolheads ce sont enfin trois albums taillés dans le granit, c'est à dire un peu moins de quarante chansons composées sur le pouce : des mélodies obsédantes jouées à la vitesse de l'éclair, qui vous crachent leur venin en deux minutes trente maximum ; un punk-rock garage actuel gardant en permanence l'année 77 dans son rétroviseur. Un cri lugubre surgi dans la nuit, un riff de guitare à vous glacer les poils, un couplet hurlé pire que si le gars avait la main coincée dans un gaufrier, un refrain crié tous en chœur et basta. La dogma du genre, intégrale, amplifiée par la grosse centaine de concerts donnés partout en France et en Europe (Espagne, Italie, Croatie, etc.)... mais pas aux States : un point mystérieux, un trou béant sur le curriculum du groupe, une tâche sur l'emploi du temps de nos héros que personne n'a jamais compris ni élucidé.
Hors ce (gros) point de détail, les Gasolheads furent surtout la manifestation d'un esprit libre, indépendant, sauvage et fier de l'être, qui décomplexa d'un coup la cité d'Akhenaton et Jo Corbeau, à l'image des pochettes arty (Mezzo, Thierry Guitard, Thomas Ott) de leurs trois opus. Avec les Gasolheads, il devenait subitement possible d'envisager ici une alternative crédible au rap et au reggae, sans se prendre plus que ça le chou. Question : "Vous seriez d'accord si on vous offrait de gros moyens ?" Réponse : "Mauvaise idée. Un truc trop produit avec une batterie bien clean, ce serait chiant, surtout pour les amateurs du genre. Il vaut mieux pousser un petit matos que d'essayer de faire sonner R'n'R un gros studio de variétés" (novembre 1999). Au point de programmer à l'avance la fin annoncée du groupe. Question : "A quoi ressembleront les Gasolheads dans cinq ans ?". Réponse : "Ils seront morts. Ça file des maux de tête d'imaginer être dans le même groupe pendant dix ans, et c'est encore plus vrai pour un groupe garage-punk fonctionnant sur trois accords. Tu as tout dit en trois albums, ou alors tu as raté ton but. C'est inenvisageable d'évoluer et de faire chier les gens avec de nouvelles directions. Autant arrêter et faire de nouvelles expériences !" (juin 2000). Une réponse déclinée jusqu'à plus soif (euh... C'est une image, hein ?) dans les fanzines s'étant intéressé, bien avant les autres médias, au phénomène. Question : "Qu'est-ce qu'on lira sur la pierre tombale des Gasolheads ?". Réponse : "Ha ha ! Un bon gros "Do it Yourself !" gravé à l'épingle à nourrice sur le marbre !"... (mars 2003).



Hate is better than r'n'r

Le punk-rock n'est pas cette dégénérescence musicale du rock qu'une armée de crétins tentent de vous faire croire : le "punk-rock", c'est le "rock", tout simplement. Mais, à la différence des autres, un rock qui irait droit à l'essentiel, sans soli ni fioritures, histoire de dénoncer le vide sidéral et la fatuité ambiante ("l'ennui et l'indifférence" disait Lester Bangs, l'inventeur du mot punk. Gloire à toi, Maître !) de nos sociétés décadentes à grand coup de chansons grattées jusqu'à l'os, agrippant leur public par les couilles, d'hymnes flamboyants consciencieusement massacrés pour l'exemple, de torch-songs incendiaires balancées tels des cocktails Molotov dans les recoins des bonnes consciences, quand la peur de manquer vous guette et que le conformisme vous ronge peu à peu les cellules de l'intérieur.
Hélas, force est malheureusement de constater que les hagiographes de la chose se disputent le bout de gras sur l'origine du phénomène. Pour s'y retrouver, il convient évidemment de s'armer de patience, de s'esgourdir les portugaises et d'écarter d'emblée les thuriféraires datant de l'émergence, en 77, des Sex Pistols l'apparition du punk (ou pis : du festival de Montauban l'été précédent. Pas vrai, Zermatti ?), mais bien plutôt d'aller traîner ses camarguaises du côté des Seeds et autres Count Five vers 65, de franchir rapidement la frontière l'année suivante vers l'extraterrestre canadien Neil Young, de se fader tous les skeuds des Stooges à partir de 1967, de se payer le détour par les Dictators et d'arriver ensuite et presque enfin (Richard Hell ?) aux Ramones en 74. Voilà : l'histoire pourrait s'arrêter là, d'ailleurs. En tout cas, vous connaissez la suite.
Pendant cinq ans, l'esthétique des Gasolheads a reposé sur un message simple. Leur truc, c'était : "Voilà, c'est nous. Peu importe que ça vous plaise ou non. D‘toute façon, nous, dans cinq ans on sera morts". Imagine-t-on tout ce qui peut se passer en cinq ans ? Voit-on clairement où ce monde de dingues nous conduit, lentement mais sûrement ? Dès lors, la question était posée : en cette fin de siècle de folie, un groupe comme les Gasolheads n'était-il pas trop grand pour Marseille ?
Prenez Lying shooter position, par exemple. Le troisième disque du quatuor, leur meilleur de l'avis général, le disque "de la maturité" selon F-Pirlouiiiit-d. Ecoutez Bad Situation - toujours par exemple. Excusez-moi par avance d'employer un argument que tant d'apprentis chroniqueurs utilisent souvent en désespoir de cause (sauf que là, je l'utilise en premier. Que ceci soit au moins porté à mon compte) : cette chanson, c'est au casque qu'il faut l'écouter. Car alors, cet aboiement soudain, ces bruits de klaxons et de caisses vous frôlant l'épiderme, ce riff imputrescible, tout en puissance tranquille... Et ce déchaînement de violence, ce coup de bâton infernal... Les paroles ? "Everybody hates boredom / And the times they ain't changing / Everybody hates losers / Today is no situation / Seventeen's cruel / Seventy's too / There is no age for a bad situation / Seventeen's cruel / Seventy's too". Tordez ça dans tous les sens, et obtenez une idée de ce qui travaille ces jeunes gens-là. Bad situation, ou comment citer Bob Dylan, Arthur Rimbaud, Joe Strummer et Guy Debord dans la même phrase.



Matrix reloaded

Une fois rentré chez moi, je me suis lancé à corps perdu dans des recherches infinies. Primo, j'ai d'abord relu tous les dictionnaires du rock, et me suis tapé sur un mauvais écran 15'' la biographie entière (et en mauvais anglais, en plus) des Ramones, des Stooges et des Saints ; j'en suis sorti avec un mal de tronche carabiné, les yeux exorbités ronds comme des tasses à café, mais c'était comme si le départ précipité de mon dealer me donnait brusquement des ailes, vous croyez ça, vous ?
Je ne me suis pas découragé : chaque jour j'y revenais. La journée, je me suis fait embaucher sur un chantier où je devais compter des câbles huit heures de rang : au moins, je gardais l'esprit libre. Le soir venu, je branchais mon ordinateur, et bientôt devant moi se sont mis à clignoter un à un tous les noms, tous ces groupes mythiques ou dérisoires, tous ces combos glorieux ou oubliés, tous ces disques imparables ou plus dispensables, toutes ces dates historiques ou ces anniversaires. Au bout d'un moment, tout ça s'est mélangé dans ma pauvre tête, et je me suis vu à ânonner des listes sans fin, je n'avais plus que ces noms-là en tête : Dogs, Heartbreakers, Sex Pistols, Clash, Pagans, Richard Hell, Dead Boys, Hellacopters, Stitches, Ripoffs, Lazy Cowgirls, Dollybird, Distractions, Neurotic Swingers, P38, Subsonics, Reatards, Lost Sounds, Users, Slaughter and the Dogs, Cortinas, Briefs, Bleifrei, Vegas Thunder, Supersuckers, Sweet Children, Kevin K, AC's, Nashville Pussy, Take shit back, Zen Guerrilla, New Bomb Turks, Groovie Ghoulies, Guitar Wolf, Bantam Roosters, Andre Williams, Teengenerate, Holy Curse, Jerky Turkey, Weak, Cowboys from Outerspace, Jerry Spider, Exxon Valdez, TV Men, Devil Dogs, Dead moon, Supersuckers, Jello Biaffra, Dare Dare Devil, Modern Lovers, BDKay, Dum Dum Boys, Man Made Monster, The One's, Backsliders, Booboo's, Junior Merrill, Jakes, Magnetix, Sonic Assassin, TV Killers, Deniz Tek, Freddy Lynks, Zodiac Killers et encore, j'en oublie, je ne les cite pas tous... Mon calvaire n'avait pas de fin.
Après ça, je me suis rendu compte que si quelques-uns de ces groupes me parlaient, si j'étais capable de mettre un visage ou mieux : un riff ou un titre d'album sur eux, c'était encore grâce aux Gasolheads, et à la Ratakan connection, que les frangins Escobar, avec Raphaël le doux-dingue et Stéphane de Lollipop, avaient justement mis sur pied pour faire débarquer une à une à Marseille ces escouades sombres...
C'est un soir comme ça, presque par inadvertance, que la vérité m'est apparue, subitement ; je faisais cuire des petits pois directement dans la boîte de conserves quand le truc m'a sauté au visage, j'ai compris d'un seul coup qu'il me fallait élargir mon champ d'investigation. Les petits pois ont fini directement dans la poubelle et j'ai bondi jusqu'à l'ordi. En m'obstinant avec la musique et tous ces groupes, je cherchais dans une seule direction, je m'enfermais tout seul dans une question insoluble, ça ne pouvait pas fonctionner.
Je me suis branché sur Internet, et franchement j'ai fait exploser mon forfait, j'ai visité tous les sites ou presque de la Toile, les heures défilaient une à une, je me gavais de café et de biscuits pour chien, au matin mon réveil a sonné mais je l'ai à peine entendu, au cours de ces vingt-quatre heures j'ai bien dû envoyer une bonne centaine de mails aux quatre coins du globe, plus tard mon patron a appelé mais je l'ai envoyé se faire foutre, je touchais au but et ce n'était pas son boulot de merde qui allait m'en détourner. Le soleil s'est mis lentement à monter sur la mer, puis à décliner doucement, et c'est le message d'un sergent retraité du corps des marines qui m'a donné la solution. Le soir venu, je ne me tenais plus de joie. J'avais mal à la tête, mal au dents et mon nerf sciatique me tançait douloureusement mais ça y était. J'avais enfin percé le secret des Gasolheads. Pour un peu, j'aurais embrassé la Terre entière.
Sur un site de l'U.S. Navy, piraté grâce aux bons soins de hackers de Cologne fans des Hellacopters, j'ai découvert qu'en juillet 73, le porte-avions américain USS W. Enterprise a mouillé pendant deux mois au large du Vieux-Port. D'après les chiffres officiels, il comptait six mille hommes à bord. Parmi eux, il y avait le petit frère d'un gars dont Richard Hell et Johnny Thunders se disputaient les faveurs à l'époque. Sur le bateau, les distractions étaient rares, et les Marseillaises peu farouches : le sida n'existait pas.
Le nom de ce brave petit soldat ricain ? John Gasoil.
Ce n'était pas tout. En farfouillant sur le site des anciens élèves de West Point, j'ai appris que John Gasoil était mort deux ans plus tard, lors de la chute de Saigon. Il avait 21 ans, et laissait derrière lui une fiancée éplorée du côté d'Aboken, New Jersey, dans la banlieue de New York. Le sergent Gasoil fut décoré à titre posthume et surtout, je crois que c'est ça qui m'a fait pressentir le reste, il paraît que Joey Ramone lui a dédié un concert, le jour où son corps a été rapatrié aux States.
J'étais épuisé, je tremblais de tous mes membres. Epuisé, mais heureux : j'avais trouvé. Devant mon esprit fatigué, sont alors repassées en accéléré les images de cette fameuse soirée du 29 mars 2003. Celles du dernier concert des Gasolheads. Le groupe des fils du sergent Gasoil...



Point final

Ça y est 23h45 ça commence délire brutal riff de guitare l'excitation est à son comble les Gasolheads investissent la scène bruits de sirène et vociférations c'est la montée aux enfers Pachuco un gilet à grosses mailles sur les épaules et les yeux comme des billes dézingué le gugusse Nico impassible et tendu jean et baskets fixant obstinément le mur comme si la Vierge Marie allait y apparaître Guillaume en kilt écossais hoquet de surprise dans la salle ravissement très applaudi franc succès Olive et ses lunettes et ses gants noirs le dernier dans la place la chemise impeccable son visage danse au milieu d'une forêt de mains les siennes sont crispées sur le micro j'en aperçois deux qui s'évanouissent dommage pour eux le slam qu'entame Guillou l'emmène sur les tables du fond à vue de nez quatre mètres cinquante deux nanas lui pelotent les fesses le dégonflé a mis un slip le show peut commencer Only shit on radio sans s'arrêter From 95 to 99 et It sounds like a headache enchaînés des frissons partout dans la foule la magie fonctionne à plein me poussez pas je vais basculer dans la fosse Bad situation partout autour du pogo monstre ça tombe comme des mouches ici New York ou London on s'y croirait et Nobody knows et Big Lies enfilés d'une traite la forêt de mains tremble c'est la danse de St-Guy les T-shirts volent sur Hard lovin'man brusquement un mec s'écroule sur une table Action/no reaction il vomit sur les genoux d'un autre endormi assommé contre les baffles Top of the tree l'intensité redouble il va se passer un truc retenez-les ça va mal finir non non regardez ils s'embrassent Memphis Blitz et King of nothing où ces gars-là ont-ils appris à respirer suffoque la salle Nanana cutter girl les filles se pâment et hurlent Cheat cheat c'est le sommet le point culminant de la soirée le trou noir où chacun se perd Hate is better than rock'n'roll la bière paraît se transformer illico en urine c'est la queue dans les chiottes au secours j'étouffe je vais mourir bientôt Let's negative n'y tenant plus un mec fait son truc dans le lavabo salaud hurle une fille tu pourrais faire ailleurs ta gueule pétasse lui hurle-t-il au visage la minette disparaît sans demander son reste What's this shit home Pachuco tournoie sur lui-même comme une toupie il saute plus haut que tous les autres Nico toujours imperturbable le visage figé pour l'éternité qu'on donne à boire à cet homme Guillou tel un obsédé un psychotique qui frappe ses peaux sans discontinuer comme s'il avait un compte personnel à régler avec elles Sunday morning Olivier n'est déjà plus de ce monde depuis lulure on ne voit pas ses yeux mais c'est pareil où peut-il bien être parti sur Mars ou sur Venus mon Dieu quelle heure est-il Demolition girl la salle est à terre la Machine à Coudre est à reconstruire allô Bouygues mettez-moi deux semis de ciment de côté I hate you yeah yeah la rue Jean Roque est en flammes ça vomit partout maintenant trop d'émotions fortes délivrées d'un coup les marins pompiers sont sûrement déjà en route It sux me dead et Ball me out et ils s'en vont non fausse alerte c'est le rappel délivré à bras le corps vite une dizaine de minutes de rabiot total une heure de furie défolieuse vite c'est déjà fini une heure tout rond bordel j'ai mal aux bras et aux jambes la batterie s'écroule ils quittent les planches dans un grand tzzoiiiinnnggg ça s'arrête ma tête où est ma tête cette fois ça y est les Gasolheads sont bien morts point final



Espace V.I.P.

Au bar en même temps, ça usine sec. Secondée par J2P, la jolie Claire sert les demis à la chaîne, avec cet indéfinissable éclair de tristesse dans les yeux, comme si elle portait le deuil de tous ces champs de houblon sacrifiés pour l'enterrement des Gasolheads. Là-haut, tous les tarés qui peuplaient le bar au début de la soirée se roulent maintenant méticuleusement dans le cloaque en serrant leurs petits poings. Du coup, ça devient plus facile pour discuter. Corinne, qu'à Marseille on surnomme La Dépanneuse : "Les Gasolheads ? Au moins, ils auront chié leur crotte sans s'étaler. La réputation de Marseille leur doit beaucoup". Cette autre fille, à peine effleurée du regard : "Ça t'plairait d'faire l'amour, attaché avec moi ?". Mick, le chanteur des Cowboys from Outerspace : "Eh, attention mon petit père, va pas écrire que je suis punk, moi je suis pas punk, d'accord ? Là, je suis juste venu voir mes potes !". Un grand mec aux allures d'intellectuel, observant pensivement son verre entouré d'un couple de copains : "Relisez bien l'histoire du rock, les gars. Il n'y a pas trente-six raisons qui font qu'un groupe de rock se sépare. En fait, il n'y en a que trois : le fric, les meufs, ou la dope...". "A combien ils vendaient, déjà ?" a demandé le deuxième. "Que dalle, je l'ai lu dans le journal !" a répondu le troisième, qui ajoute, sur le ton de la confidence : "Les meufs des Gasolheads, je connais. Elles sont superbandantes, et vachement copines entre elles...". Le premier a soupiré : "Hé bien, dans ce cas, il n'y a plus qu'une seule explication...". Stéphane, grand manitou de Lollipop Records et as de pique de Ratakan Connection : "C'est grand qu'un journal comme La Marseillaise consacre une pleine page aux Gasolheads dans son édition du jour. Je suis vachement content pour mes amis". Dominique Viger, âme damnée d'Homosupérior et Bawon Samdi : "Au fait, t'as entendu parler de Pop Ass, mon nouveau groupe secret ?". J2P, artiste-peintre : "Tain, avec cette chaleur, j'ai perdu deux kilos, moi ce soir !". Un autre : "C'est plus éreintant que porter le courrier, pas vrai ?". Philippe, le patron de la Machine à Coudre : "Au fait, t'as bien reçu le programme du mois d'avril ?".



The end

Je me suis mis en route un beau matin, le ciel était couleur de plomb, le macadam jonché de feuilles, je me sentais totalement libéré. C'était la seule chose à faire, croyez-moi, j'avais tout essayé jusque là, un mois que je ressassais sans arrêt toute cette histoire, je sais ce que tous les malheureux amis qui me restaient ont pensé de moi sur l'instant mais je pouvais pas laisser passer cette occasion-là. Croyez-moi : c'était aujourd'hui ou jamais.
Sur les hauteurs de Marseille, la résidence pavillonnaire de la famille Escobar ne payait pas vraiment de mine. J'ai ouvert un portail en fer forgé qui s'est mis à couiner lugubrement, j'ai traversé une allée de jardin envahie par les mauvaises herbes, les crottes de chien et les épaves de voitures, j'ai à peine jeté un œil à cet amas de guitares brisées auquel une flopée de SDF avait mis le feu pour se réchauffer. J'ai toqué au carreau, à l'intérieur de la petite maison des chiens ont aboyé. Apparemment il y en avait une vraie meute.
"Ouais ? a fait une voix.
- Madame Escobar ? j'ai crié.
- Qu'est-ce que c'est ? elle a dit. Qu'est-ce que vous me voulez ?
- C'est pour le journal Ventilo, Madame, j'ai menti. Je fais un reportage sur vos fils...
Elle a entrouvert la porte en restant soigneusement planquée derrière. Les clébards s'en sont donnés à cœur joie.
- Qu'est-ce qu'ils ont encore fait comme connerie, ces deux-là ?
- Rien de grave,
j'ai dit. Je peux entrer ?
- NAN ! elle a gueulé. Restez où vous êtes !
- Qu'est-ce que c'est ?
a demandé une voix geignarde au fond de la pièce. On t'embête, Pat ?
- Bon sang,
j'ai murmuré. Je connais cette voix !
- Possible,
a répondu la femme. Vous êtes qui, d'abord ?
- Je suis un ami de Philippe Manœuvre,
j'ai fait. Je suis venu vous poser quelques questions à propos de vos enfants...
- Ça, ça m'étonnerait...
qu'elle a dit.
- Journaliste ? C'est un journaliste ? a crié la voix du fond.
- Mais enfin... C'est qui, cette voix ? j'ai lâché.
- Fous-le dehors, ce fouille-merde ! a redit l'autre.
- Vous avez entendu ? qu'elle me dit. Foutez le camp !
- Attendez, j'ai marmonné. Je vais tout vous expliquer...
Et là, j'ai fait comme dans les films. J'ai glissé mon pied contre la porte et j'ai donné un petit coup d'épaule. Seulement, je ne maîtrisais plus ma force, vous comprenez ? Au fond de moi, j'étais plus excité qu'un troupeau d'antilopes devant un feu de brousse : un mois que j'étais sur ce coup-là, un mois sans manger, sans boire, sans dormir. Ma chemise de cow-boy sentait la crasse, mes bottes mexicaines étaient maculées d'un mélange de foutre (oui, j'avoue. J'ai cédé aux avances de la fille du bar) et de boue, j'avais une barbe de quinze jours et surtout, je n'avais rien pris depuis que mon dealer s'était fait la malle, VOUS COMPRENEZ ???
Sans exagérer, la femme a dingué jusqu'au fond du salon comme une vulgaire pièce de monnaie. La photo de John Gasoil en grand uniforme à la main, je suis entré comme un fou dans la pièce. Les chiens ne s'y sont pas trompés : ils se sont illico couchés à mes pieds. J'ai à peine eu le temps de distinguer l'immense foutoir qui règnait partout, les murs couverts de diplômes, d'affiches et de disques d'or, les instruments de musique dans tous les coins...
C'est alors que j'ai réalisé que j'avais fait fausse route depuis le début. John Gasoil n'avait jamais existé. Son nom n'était qu'un leurre, un attrape-nigauds, un piège pour journalistes trop imbus d'eux-mêmes. Les vrais parents des frères Escobar étaient là, sous mes yeux écarquillés : se relevant péniblement comme si ses os étaient brisés de l'intérieur, Patti Smith me jetait maintenant un regard haineux. A ses côtés, assis dans une chaise roulante semblant dater de l'an pèbre, les jambes recouvertes d'un épais plaid, les cheveux filasses et les yeux injectés de sang, Neil Young tenait dans ses bras une carabine Winchester à douze coups. Sans dire un mot, il a tiré deux fois dans ma direction, et durant le très court laps de temps qu'a duré le trajet des balles, cette poignée de secondes où j'ai revu ma vie en un éclair avant de m'étaler pour de bon sur le cadavre déjà froid de Philippe Manœuvre, j'ai brutalement compris pourquoi les Gasolheads n'avaient jamais mis les pieds aux Etats-Unis. Juste avant de mordre la poussière, j'ai pensé très fort à un truc. Un truc de rien du tout, une petite épitaphe, un dernier trait : "Have fun, and stay wild !", j'ai bredouillé... "Fuck !", a répondu Neil Young.

photos du concert par Mathieu M. & Marie-Line prises sur le site du groupe ...

 Critique écrite le 27 avril 2003 par Dominique K


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