Chronique de Concert
Guadal Tejaz & Frustration
Guadal Tejaz
Guadal Tejaz fait son entrée modestement, selon une disposition curieuse : Hugo aux percussions (batterie et boîte à rythmes) dans le fond ; Théo et Coco, se partageant la basse et la guitare (et, pour le premier, officiant également aux claviers), à droite et occupant les deux tiers de la scène ; Morgan, le chanteur guitariste sur la gauche, mais près de la porte de sortie. Dans le contexte de la salle du Novomax, placer le point d'attraction du groupe vers l'endroit le plus éclairé et le plus agité, là où le public entre et sort, donne l'impression d'assister à une performance dans une salle d'attente, et on se dit qu'il faudra prendre sur soi pour faire abstraction de ces contingences. Sauf que la musique de Guadal Tejaz, on l'avait presque oublié, exerce une impression physique immédiate, soumettant l'esprit à sa rythmique motorik obsédante en même temps qu'elle lacère méthodiquement ses atermoiements de ses jets tranchants de guitare, le rendant disponible pour ce qui s'apparente à une forme de transe paradoxalement primitive et ultra contemporaine. La cause de tels effets, c'est un déluge de morceaux compacts comme la pierre de pyramides aztèques mais libérant une voix puissante surgissant comme de ses profondeurs. Les nouveaux morceaux (sept sur treize que comptait le set) sont de cet acabit : plus courts que ceux de "Cóatlipoca", le premier album, mais plus denses et effrénés dans leurs rythmes.
Lorsque les morceaux tirent davantage vers le Kraut tendance électro, à la Neue!, comme les deux derniers singles - "Yollotl" et le justement nommé "Krautoxic" - on pense pouvoir respirer à la faveur d'un climat plus dansant, mais on sera alors vite happé par l'ivresse des claviers qui, plutôt que de nous rassurer, vont nous faire errer dans des contrées sans repères identifiables, portées uniquement par les spasmes irréguliers et inquiétants de nos corps avec, toujours, cette voix qui n'arrêtera pas de nous fouetter par ses amples et lourdes imprécations. Sur scène, le contraste est saisissant entre Morgan d'un côté, qui alterne les mouvements de danse robotique et les postures et gestuelles de prédicateur halluciné, et le reste du groupe, plus concentré, ce qui traduit bien le double effet de la musique de Guadal Tejaz : extérioriser l'énergie des corps et intérioriser les émotions et idées parfois extrêmes qu'elle évoque. Tout cela serait-il trop sérieux ? La réponse négative que l'on se risque à donner manifeste bien, selon nous, toute la valeur du groupe : certes, on vit chacun des titres joués intensément, mais les blagues et l'autodérision entre les morceaux nous montrent bien que l'on est dans un jeu, et que personne n'est dupe de ce qui se joue. Mais ce jeu n'est pas futile ou simplement divertissant, il s'impose comme une mise en scène rendant possible la catharsis, cette purge de nos désirs les plus coupables, et c'est en ce sens qu'il paraît vital.
La fin du concert lance "Mercedeath ", rapide et tranchante comme une scie circulaire, à la limite du stoner si ce n'était les crachats cinglants du refrain - "death ! Death !"-, qui nous ramènent au punk le plus primitif, avant que ne soit ressuscité le Guadal Tejaz première manière à l'occasion du long, monumental et hypnotique "Night Drinker". Là, la voix s'impose de façon brutale et impitoyable, relayant l'effet massif de la rythmique, en même temps que des sonorités plus tranchantes et méticuleuses semblent dessiner les frontières d'un environnement menaçant que l'auditeur contemple et parcourt mi-exalté, mi-angoissé. Il y a quelque chose de cinématographique dans l'écriture de la formation rennaise, quelque chose dans la musique qui donne l'illusion d'un espace à découvrir avec, en son cur, une menace sourde à découvrir qui constituerait en même temps une vérité sur soi.
Frustration
On peine à se remettre de ce que l'on vient de voir et entendre, mais le public fidèle et fervent de Frustration va nous ramener à la réalité. Le groupe, ce soir-là, sonne clairement très punk. Il a certes toujours eu ce son brut et tranchant, ainsi que ces refrains ou fins de morceaux pleins de harangues fougueuses, traits caractéristiques des formations punks anglaises de la fin des années 70, mais la dernière fois que nous l'avions vu, au festival Levitation en 2019, il avait bien sûr imposé sa puissance et son énergie, mais en révélant davantage son côté cold wave. A Quimper, on a plus d'une fois pensé aux Stranglers des débuts, tout comme aux Buzzcocks. Cette radicalité et frontalité dans l'approche mettent tout le monde d'accord et provoquent rapidement une zone non négligeable de pogo, ce qui n'allait pas forcement de soi compte tenu de la moyenne d'âge assez élevée dans le public. Bien sûr, on a connu nettement plus agité comme ambiance, mais quand même : ça sue, ça se secoue comme il faut, ça se bouscule gentiment. Il y a même du slam, après que le bassiste a promis de donner un t-shirt à la première personne se risquant à cette périlleuse activité. Côté Setlist, toute la carrière du groupe est judicieusement balayée, alternant morceaux des tout débuts ("Adrenaline" ou l'incendiaire et furieux "Your Body" en toute fin de concert), morceaux à paraître et tubes incontournables jalonnant leur précieuse et intègre discographie.
Les musiciens se montrent particulièrement communicatifs avec, régulièrement et comme un pied de nez au bon goût bourgeois, une bonne dose de rien à foutre saupoudrée de saine irrévérence (un type dans la salle est ravi de recevoir un "bon anniversaire trou du cul !"). Toutefois, Frustration ne serait pas le groupe que l'on connaît sans la matière sociale et politique qui alimente son moteur et qui explique probablement la fidélité de son public, et lorsqu'une spectatrice bien avinée se permet de déclarer qu'elle "s'en bat les couilles" des délocalisations d'entreprises rapaces, Fabrice Gilbert, le chanteur, ne se prive pas de la reprendre fermement en lui disant que, lui, ne "s'en bat pas les couilles de ce genre de choses". Ce que confirme, plus tard, la version concernée que le groupe donne du "Grand Soir", extrait de leur dernier album datant de 2019, "So Cold Streams". On peut apprécier ou non le mélange rock et politique, mais on ne peut remettre en cause la sincérité et l'efficacité de celui-ci chez Frustration.
Le concert se termine dans un joyeux bordel, qui voit le bassiste donner son t-shirt au gars courageux s'étant essayé plus tôt à un risqué crowd surfing - et recevant en échange des cigarettes -, le tout avec un micro se baladant dans le public pour un résultat que l'on se gardera bien de juger. Le Post-Punk, ce soir, n'était pas qu'une bière, et il a fait honneur au genre musical qu'il prétendait, pourtant, dépasser.
Photos : Stéphane Vidroc
Critique écrite le 11 octobre 2022 par Stephane Vidroc
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