Chronique de Concert
Jean Louis Aubert
Primo, parce que c'est au Dock des Suds que ça se passe, et deux jours après la Fiesta, ça fait drôle de se garer en cinq minutes sur un Boulevard de Paris désert, d'entrer sans faire la queue, de faire résonner ses pas pressés dans un bâtiment qui n'a plus grand chose d'exotique ; allées débarrassées à la hâte de leur déco, et salles annexes tristement closes. Mais l'impression de ville fantôme est trompeuse : dix minutes avant l'heure, la grande salle est déjà remplie à ras-bord.
Pas comme pour Bregovic ou Zebda, certes, mais suffisamment pour rêver d'une scie circulaire ou de quelques bâtons de dynamite devant les fameux piliers centraux.
Et deuxio, parce que hormis ce gros tiers de 20/30 ans qui se pressent devant la scène (pour les reconnaître, c'est facile : les garçons ont tous les cheveux très courts et les filles le nombril à l'air. Ce doit être une mode), le public nous ressemble : de fringants quadragénaires aux tempes grisées avec un chandail sur l'épaule (à Marseille, les soirées commencent à être fraîches), installés peinards vers le fond de la salle, debout sur les mezzanines ou assis sur les gradins. Sans simplifier plus que ça, disons que Jean-Louis Aubert à Marseille, c'est un public plutôt France d'en haut, très blanc (pas vu un seul Rasta ! C'est louche. Y-a un container qu'est tombé d'un bâteau, samedi ?) et très sage : à part l'ongle cassé du gros Roger, le service d'ordre s'est frisé les moustaches pendant toute la soirée.
Au total, pas loin de trois mille spectateurs : joli carton pour un samedi de Toussaint, avec match de l'OM, Star Academy et Norah Jones en même temps. Tu m'étonnes.
Ex-fans des seventies ?
Il est 21h et des quand notre Jean-Louis national monte sur scène, et là, même s'il entame son tour de chant d'une façon un peu spéciale (Veille sur moi chantonné au Vocoder, cet appareil qui trafique la voix - et lui permet de chauffer la sienne), tout de suite on sent passer des vibrations bizarres au sein du public : qui s'échange des clins d'yeux, des tapes amicales, des bourrades affectueuses... Un chahut général et chaleureux, comme ceux que s'autorise une famille qui se retrouve après des années de séparation.
Bon, on s'efforce de rester objectif, alors on lutte un peu ; et on profite de cette entame un rien space pour examiner ce dispositif vidéo qui retransmet derrière le groupe des images saturées et déformées, prises en direct et parfois soulignées d'un mot. Zarbi, vous avez dit zarbi ? Mais foin de technique : dès la deuxième chanson, le doute n'est plus permis.
Il dit : "J'avais un ami...", et c'est un élan formidable qui traverse la salle ; "Mais il est parti...", une vague immense qui se soulève ; "Ce sens à ma vie...", les curs chavirent et les raisons vacillent ; "Il n'est plus en vie...", et voilà comment une assemblée entière se trouve ramenée en deux coups de cuillers à pot vingt-deux années plus tôt : une cure de jouvence collective, comme si on avait plongé l'assistance dans un gigantesque bain de crème anti-rides. En trois accords, Aubert a mis la salle dans sa poche. Je ne vous mens pas : partout maintenant, les gens s'embrassent. Nous sommes réellement au cur de la nuit.
Le bon vieux temps des PTT
Longtemps, on s'est couché de bonne heure. Avec Nounours, Nicolas et Pimprenelle. Avec le giscardisme triomphant, le chiraquisme en gauloises et grosses lunettes, et le poniatowskisme - qui allait engendrer une si féconde descendance. Avec Guy Lux, Danièle Gilbert et Denise Fabre. Avec Chapeau melon et bottes de cuir et L'homme qui valait trois milliards. Jeunes amis, savez-vous qu'à l'époque le téléphone était ce gros objet de plastique gris, religieusement installé dans le salon, près de la grosse télé en noir et blanc, et pas ce truc de 50g à peine qu'on oublie dans la poche de son jean ? Savez-vous que personne, en 1976, n'imaginait seulement le drame que vivraient, vingt-cinq ans plus tard, les petits actionnaires de France-Télécom ?
Le groupe Téléphone s'est créé dans cette période-là, le 12 novembre exactement. Six mois plus tard s'élançait la vague punk, et son vacarme assourdissant a bien failli emporter avec lui le quatuor de Paname. Trop français, si vous voyez.
Téléphone ? Un mélange de plans piqués ici ou là (Chuck Berry, les Stones bien sûr, mais aussi Ange et les Who). Téléphone ? En dix ans, cinq albums tous meilleurs l'un que l'autre, faisant de nos héros des gens plus connus que Bernadette Soubirous dans leur propre pays. On pouvait préférer les New York Dolls ou les MC5, Lou Reed ou Bowie, Deep Purple ou Roxy Music, Téléphone, c'était la France : celle de Roger Couderc et celle de Coluche, celle de "Allez les petits" et celle des "Enfoirés". Laissez, vous pouvez pas comprendre.
La France, surtout, d'une jeunesse devenue cur de cible pour des publicitaires en quête de chair fraîche, qui faisait l'apprentissage de sa liberté sur des chemins que d'autres avaient soigneusement balisés pour elle. Un combat inégal : Je rêvais d'un autre monde, disaient encore Aubert et les siens, juste avant la fin...
Paroles de cureton
Ce soir au Dock, c'est parti pour deux heures de concert, deux heures puissantes et profondes, cent-vingt minutes de cette musique et de cette atmosphère si particulières ayant accompagné les générations qui sont là ; l'ex-Téléphone enchaîne Les plages, Alter ego, L'essentiel et j'en ai certainement loupé une ou deux à ce moment-là, tout à la joie que j'étais d'avoir retrouvé une famille, une VRAIE famille, avec ces gens que je n'avais jamais vu cinq minutes auparavant mais avec qui j'avais vécu tant de choses. Qui a dit que comprendre son passé permet de préparer l'avenir ?
JL continue avec Locataire et là notre attention baisse un peu ; avec ces paroles de cureton et tous les jeunes qui se trémoussent devant, on se croirait au dernier Sommet de la Terre. Puis il entonne Le jour s'est levé... (la dernière chanson qu'ait jamais enregistré Téléphone, je veux dire : Jean-Louis Aubert, Louis Bertignac, Corinne Marienneau et Richard Kolinka. La première et la seule chanson du sixième album jamais terminé), en prélude à un long tunnel musical nettement moins swing, pour lequel il arbore un débardeur trempé et une guitare acoustique. Malgré la pâmoison des damoiseaux, c'est moyen : le show baisse illico d'intensité. Est-ce là qu'Aubert nous mène ? Recta, on file au bar.
Brèves de comptoir
On s'y retrouve à plusieurs, et comme il fallait s'y attendre, les discussions sont animées. Je vous résume le truc :
1). Notre génération n'a pas été épargnée par les désillusions : devenus adultes avec la chute du Mur de Berlin (N'a pas/N'a pas de fin), le World Trade Center a sonné le glas de nos espoirs d'hommes. Sans parler des deuils et des divorces : rien qu'aujourd'hui, trouver une baby-sitter digne de ce nom est une sacrée sinécure à Marseille. Et dans tout ça, presque miraculeusement, Aubert semble avoir été épargné, comme s'il était passé au travers de ce mur de flammes sans une égratignure. Toujours, à cinquante piges, à chanter l'amour et les pâquerettes, les pâquerettes et l'amour, comme un boy-scout interstellaire, un envoyé du Ciel dégoulinant de naïveté et de bons sentiments, à qui manquerait juste les petites fleurs dans les cheveux. Au bout de toutes ces années, se serait-on fait avoir ?
2). Toute comparaison mise à part, Aubert et Bertignac auront été nos Jagger (mais un Jagger qu'aurait su jouer de la guitare, si vous voyez)/Richards à nous. On en voit qui rigolent, mais ces deux-là étaient faits pour être ensemble : l'un corrigeant presto les défauts de l'autre. Même la fin de Téléphone était inscrite dans la complémentarité du duo, et du foutu leadership qu'ils se disputaient. Tous ceux qui ont assisté à la tournée Un autre monde en 85 (et nous étions plusieurs à nous souvenir des toiles de Mondino et de ce gros ballon lancé au dessus de nos têtes), avaient parfaitement conscience à l'époque qu'il s'agissait de leur dernière tournée. N'était qu'à les voir sur scène : la jolie Corinne déjà larguée à 8000, et nos deux lascars à se surveiller étroitement, pas un solo de l'un sans que l'autre n'y aille à son tour ; quant à Richard... Aaah, Richard !
3). Nous avons trop longtemps été privés de la joie d'apprécier Téléphone. Nous avons beaucoup trop souffert, à l'époque, de l'animosité de nos grands frères, et du manque de considération de nos cadets. Téléphone, ils nous ont obligé à l'aimer en cachette. Maintenant, quand on voit le retour revival (Têtes Tordue d'Léo, ce genre) des premiers et ce rock anti-mélodique vers lequel nous tirent les seconds (Slipknot, Blacks Vices), on rigole doucement.
C'est pour ça qu'aujourd'hui, on ne veut plus de telles querelles au sein de nos propres familles : ce soir, on a fermement demandé à nos enfants de nous accompagner, et pas seulement à cause de cette foutue baby-sitter introuvable. Alors, ils sont plantés devant l'estrade, et on les a vus bougonner, maudire secrètement le groupe de papa ; mais de là où nous sommes, on voit bien aussi combien ils apprécient, maintenant. Et puis, leur faire rater d'un coup Star Academy, OM-Montpellier et Norah Jones, c'est le genre de plaisir dont des parents modernes ne devraient jamais se priver.
Love'n'Daisy
On s'interrompt juste à temps pour aller s'écouter New York avec toi, dans une magnifique version aux accents country blue-grass qui n'est pas sans nous rappeler nos virées à Belle-Ile d'il y a dix-sept ans de ça : l'année où justement on a rencontré la mère de notre progéniture, et les feux de camps autour desquels on se retrouvait, avec une guitare en carton et une bouteille de whysky (notre période baba - terminée depuis). Lui enchaîne sur une ou deux fadaises du même acabit (l'amour et les pâquerettes, les pâquerettes et... On en profite pour aller derechef s'immiscer dans les débats du zinc) mais, juste après Milliers, Millions, Milliards, retentit enfin le fameux riff d'Argent trop cher.
A poil Manu
Bon Dieu, vous souvenez-vous de l'impact que créa cette chanson, écrite EN 1980 ? Argent trop cher, c'est le premier hymne anti-mondialisation écrit au monde. Même Manu Chao peut aller se rhabiller. La vie n'a pas de prix... Arrêtons-nous là : cette chanson, c'est un livre qu'il faudrait écrire dessus. Y-a-t-il quelqu'un dans la salle qui connaisse l'adresse personnelle d'Yves Bigot ? Quelqu'un qui puisse nous dire ce qu'attend encore ce bon gros Philippe Manuvre pour se mettre au boulot ? Faut-il attendre que les Inrocks s'y collent ?
Anthologique.
Le show touche maintenant à sa fin, et sur scène c'est toujours la patate, le rythme qui ne faiblit pas, et lui qui sautille pareil qu'au début, inaltérable et souriant de toutes ses dents. Ce sera Juste une illusion et tout s'arrête avec une anthologique version de Temps à nouveau. Dans le Dock, c'est le délire.
Juste pour voir, vous auriez dû être là - à la sortie. Vous auriez vu une foule en marche, paisible et déterminée, avec son lot de formules toutes prêtes et des mélodies plein la tête. Bien sûr, nous nous gorgeâmes de ces rappels. La Bombe humaine, ça vous dit quelque chose ? Pour nous, ça veut désormais dire ces frissons dans le dos qu'Aubert nous a collés. Et son excellent gang revient une dernière fois d'un Commun accord, s'époumonnant ensuite à tue-tête sur cet Autre monde évoqué plus haut - avant un Ça (c'est vraiment toi) libérateur.
Bientôt au bout du fil
On ressort, gonflé à bloc. C'est vrai, quoi : nous sommes les quadragénaires de ce pays. Autant dire les forces vives de l'humanité. Gonflé à bloc, je vous dis. A Lille, Lyon, Paris ou Marseille, nous sommes une colonne invincible. Qu'on vote à gauche ou à droite, qu'on soit pinard ou pétard, nous avons la jeunesse ET l'expérience en nos mains : la Force, quoi.
Non, n'ayez pas peur. Laissez-nous seulement une vingtaine d'années, et on va remettre ce foutu monde à l'endroit. Un monde où la Terre serait ronde. Où la lune serait rousse, et la vie serait féconde... N'ayez vraiment pas peur de nous. Laissez-nous faire. Tout va bien se passer.
Ce jour-là, Jean-Louis, tu auras peut-être tes petites fleurs dans les cheveux, mais crois-le : loin d'être des ingrats, on mesurera vraiment tout ce qu'on te doit. Allez, salut, vieux... Ah, j'oubliais : bonjour à Richard. Aaah, Richard...
Critique écrite le 05 novembre 2002 par Dominique K.
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