Chronique de Concert
Jon Spencer And The Hit Makers, Tramhaus, Stuffed Foxes (Festival Les Indisciplinées 2022)
Le rendez-vous automnal "Les Indisciplinées", dans le pays de Lorient, est l'occasion - fort appréciable en cette morne et triste saison - des retrouvailles et des découvertes. Les valeurs sûres côtoient les jeunes pousses, les évidences commerciales cohabitent harmonieusement avec les expérimentations courageuses, et les artistes cultes y trouvent une terre d'accueil véritablement chaleureuse. Ce mercredi 3 novembre, à l'Hydrophone, le cultissime Jon Spencer partageait l'affiche avec deux représentants de la nouvelle garde, les impressionnants tourangeaux de Stuffed Foxes et les Bataves déchaînés de Tramhaus. On brave donc la tempête, au dehors, en espérant bien en retrouver une d'un autre type dans la très agréable salle lorientaise. En arrivant sur place, on découvre un Jon Spencer en grande forme invité de Radio Balises qui, pendant la durée du festival, propose des émissions au bar. Les animateurs de l'émission se rendent très vite à l'évidence qu'il est inutile d'essayer de contrôler l'énergumène, qui prend un malin plaisir à monter sur la table et à haranguer la foule, laquelle se laisse bien volontiers chauffer par la légende américaine.
Stuffed Foxes
On rejoint très vite la salle pour, cette fois-ci, ne rien rater du concert de Stuffed Foxes, dont on n'avait pu voir que la moitié de la prestation lors de leur dernier passage nantais au Stereolux, en prélude d'une soirée où se succédaient Bryan's Magic Tears et Ditz. La complexité et l'intensité de leur musique nous avait alors saisis, et l'on espérait, ce soir, approfondir l'expérience en la vivant dans sa totalité. Car le set des Tourangeaux se vit effectivement comme une expérience globale, avec sa cohérence interne et son déroulement propre, et non pas comme une enfilade de morceaux sans liens les uns avec les autres, caractéristique malheureuse de certains concerts. D'ailleurs, il est difficile de parler ici de "morceaux" au sens de "chansons", car on n'identifie aucune structure classique en couplets/refrains, pris que l'on est par magma sonore se solidifiant parfois brusquement ou coulant sinueusement le long de trajectoires non identifiables au départ mais atteignant finalement un but donnant un sens et une forme achevée au parcours. Alors que sur disque le groupe fait preuve d'un certain lyrisme qui atténue l'effet d'étrangeté de sa démarche, sur scène son agressivité et l'engagement physique de chacun de ses membres fait ressortir complètement cet effet.
Il faut accepter le caractère immersif de cette musique - que l'on pourrait maladroitement qualifier de noise-psyché, avec quelques accents stoner parfois - et se laisser aller à son déploiement à première vue imprévisible pour en goûter toutes les saveurs. Et l'expérience ne sera pas alors que musicale, elle sera également intérieure, créant en l'auditeur un espace mental que les sons structureront progressivement et dans lequel il pourra pourtant se retrouver. C'est en ce sens que Stuffed Foxes lutte contre les conventions : la chanson, dans son format classique, implique forcément un certain conformisme, puisque l'on s'attend à un certain type de refrain, déclenchant des sentiments prévisibles ; en refusant ce format, et en étirant le morceau selon un déroulé inédit, l'auditeur doit accepter de voir ses attentes déçues, mais il se libérera alors d'expériences formatées pour éprouver différemment certains sentiments. La performance des Tourangeaux oblige chacun à s'immerger dans un flux sonore qui l'amène à vivre plus pleinement la durée de ses propres sentiments, plutôt que de forcer ceux-ci à s'exprimer selon les normes sociales imposées.
Ce qui frappe également avec Stuffed Foxes, c'est l'impression d'avoir affaire à un vrai groupe, vivant effectivement une vie de groupe, chaque individualité trouvant le chemin d'un accord avec toutes les autres pour rendre possible une expérience authentiquement collective. Les six musiciens se disposent sur scène de telle sorte à ce qu'ils puissent sans cesse se regarder, ce qui permet aux sollicitations de l'un d'entre eux d'être prises en charge instantanément par le reste du groupe. Et cela rend fascinante la performance, et facilite l'immersion dans la musique : voir cette hydre à six têtes se mouvoir d'une manière cohérente, remarquer que la manière de se mouvoir de l'une fait écho aux réactions des autres crée le désir de participer à ce collectif et de le suivre dans sa transe. C'est le terme idéal pour caractériser un concert de ce combo très original, car dans toutes les cultures où elle s'accomplit, la transe a pour objectif de permettre à un individu de se dissoudre dans une totalité qui le dépasse. La transe est immersive afin d'accéder à une forme de transcendance, l'individu échappant pour un temps au poids de sa propre personne pour baigner -léger, libre- dans quelque chose qui le dépasse et l'agrandit. Lorsque l'on voit Stuffed Foxes, l'implication de chaque musicien dans la prestation collective, on ne peut s'empêcher de croire que c'est là l'effet visé, et pour qui, dans le public, est prêt à un lâcher prise, c'est effectivement vers là qu'il est conduit.
Tramhaus
Tramhaus succède à Stuffed Foxes, et effectue ce soir son retour en Bretagne après son passage remarqué, en juillet, à la Super Cathédrale de Binic. Les Néerlandais ouvraient alors le festival en plein soleil, en fin d'après-midi, ce qui n'était pas forcément la meilleure manière d'apprécier leur post-punk rageur et puissant, mais on découvrait alors les capacités d'écriture de ce très jeune groupe hollandais, capable d'aligner des tubes monstrueux d'efficacité, en y intercalant des morceaux plus mid-tempo mais toujours prêts à s'emballer. On ne connaissait alors que les quatre très bons titres disponibles sur les plateformes, d'une efficacité tubesque, et il était réjouissant et impressionnant de voir que le set contenait du matériel à haute teneur explosive mais ne sacrifiant jamais la mélodie.
Aussi, pouvoir voir Tramhaus dans une belle salle, en milieu de soirée, c'est l'occasion de prendre toute la mesure de son talent, d'autant plus que son excellent et tout premier EP, " Rotterdam ", vient d'être publié dans la journée et que l'on peut s'attendre à ce que les musiciennes et musiciens du groupe veuillent le défendre avec conviction sur scène. Lukas Jansen au chant, Nadya van Osnabrugge et Micha Zaat à la guitare, Julia Vroegh à la basse et Jim Luijten à la batterie ouvrent le concert avec "Marwan", très caractéristique de leur style : une mélodie de base typiquement post-punk, centrée sur une basse lourde et souvent saturée, accompagné de guitares jouant l'alternance des riffs virulents et des arpèges à la froideur lumineuse puis, judicieusement, une accélération progressive du morceau qui se termine dans l'éructation furieuse d'un refrain percutant, du type de ceux que l'on ne peut s'empêcher soi-même de hurler (même si on ne le comprend pas !).
S'enchaînent alors les autres titres de l'EP (avec une mention spéciale pour le ravageur "Amour, Amour"), premiers singles (comme l'imparable "I don't sweat") et inédits : il y a beaucoup de cohérence dans la musique de Tramhaus, mais également, cette capacité à proposer des ambiances sonores variées, tantôt déchaînées, tantôt plus apaisées (en apparence). Le groupe excelle dans les brûlots punk, qui combinent véhémence, fulgurance et lourdeur (le son est toujours assez massif et compact, même lorsque le rythme est accéléré), et sur ce point fait penser aux Viagra Boys, mais il se révèle assez doué pour proposer, non pas des ballades, mais plutôt des moments d'attentes pleins de tension qui, tout en n'oubliant pas de faire danser, enveloppent une menace sourde, signifiant aux auditeurs que l'on n'est jamais dans le pur divertissement.
Si les deux guitaristes et la bassiste sont plutôt réservés et tendent à se disposer en fond de scène, c'est pour mieux laisser le devant de celle-ci à leur chanteur, qui n'a aucun problème pour l'animer afin de délivrer une performance enlevée et fougueuse. Lukas Jansen est un frontman décomplexé mais sans arrogance : dégingandé, mobile sans être envahissant, il arpente l'espace en dansant et sautant, visiblement très à l'aise, mais accrochant régulièrement l'attention du public par sa voix rugueuse et puissante. La salle, dans un premier temps, montre une attention pleine de curiosité - ce qui signifie que ça ne bouge pas des masses -, mais progressivement se met à danser -surtout dans les premiers rangs, forcément- jusqu'à ce qu'un pogo se déclenche pour les trois derniers morceaux, les plus relevés et agressifs du set, "Night shift", "Beep", et surtout l'immense, brutal et totalement jouissif "Karen is a punk". Ce dernier titre est une synthèse remarquable de ce qui se fait de mieux dans le rock indépendant aujourd'hui : une frontalité à la Idles, un groove impitoyable et une voix qui charcle son refrain à la Viagra Boys, le titre emporte tout et fait tomber les dernières résistances, ce qui achève de nous convaincre de toute la valeur de ce jeune groupe qui, avec seulement un EP et trois singles en poche, enchaîne tournée sur tournée aux quatre coins de l'Europe. On les retrouvera d'ailleurs en Bretagne, à Brest et à Quimper, en mars 2023.
Jon Spencer And The Hit Makers
La jeunesse venait de montrer brillamment de quoi elle était capable, place alors à la légende toujours fringante de Jon Spencer qui, avec ses Hit Makers, est bien décidé à montrer qu'il a toujours le Mojo, et qu'il n'aura aucun scrupule à l'employer pour nous envoûter. On s'en souvient, avec son Blues Explosion, l'Américain avait endossé le rôle de gardien du temple du rock à la fin du grunge au début des années 90 jusqu'à l'apparition des groupes en "The" au début des années 2000. Qui d'autre était alors capable de secouer frénétiquement son pelvis sur des rythmiques sauvages en lacérant l'espace de riffs incendiaires ? Qui d'autre pouvait générer le chaos en invoquant l'esprit des grands ancêtres du punk comme de la soul ou, plus loin encore, du rock'n'roll des années 50 ? Spencer était comme la synthèse dégénérée et psychotique de Lux Interior et de James Brown, et à lui seul il empêchait le rock de sombrer dans l'oubli. L'histoire, bien sûr, ne lui a rendu aucune justice, parce que l'histoire est souvent une ingrate, mais il faut encore et encore revenir à "Orange" (1994) ou "Acme" (1998) pour se rendre compte de l'importance et de la valeur du Blues Explosion. "Orange", c'était quand même le "Fun house" des années 90 : un truc monstrueux, imprévu et imprévisible, totalement foutraque mais bizarrement cohérent de bout en bout, avec ce quelque chose de sexuel et primitif que l'on parvenait difficilement à localiser mais dont on savait bien qu'il hantait chaque note du disque.
Le nouveau projet de Jon Spencer s'appelle donc, de façon toujours aussi péremptoire, les "Hit Makers", et propose la recette traditionnelle du Monsieur : rythmiques frénétiques - pour ne pas dire épileptiques -, guitares en partie déstructurées mais toujours aussi explosives, chant incantatoire et possédé par tous les esprits du panthéon Vaudou, avec comme unique but avoué de mettre littéralement le feu au dancefloor. On en attendait beaucoup sur scène, et il était d'emblée assez surprenant de voir le quatuor se resserrer dans sa disposition, Spencer ne bénéficiant que d'un tout petit espace fermé à sa gauche par les claviers de Sam Cooms et, à sa droite, par les percussions étranges - bidon, réservoir d'essence, cylindre métallique- de Bob Bert. L'animal voudrait-il se mettre en cage ? C'est l'impression que l'on a pendant la première moitié du concert : le leader qui donne son nom au combo fait le show, certes, mais d'une manière assez mécanique, en enchaînant des morceaux qui finissent par se distinguer difficilement les uns des autres.
On est certes heureux de le voir et de l'entendre, mais, petit à petit, on sent bien que l'on danse avec moins de conviction, gagné par le caractère répétitif de la performance. Et ce n'est pas l'éclairage rouge et bleu curieusement uniforme qui nous fera échapper à cette tendance. Mais le fauve, assoupi, peut rugir et bondir au moment où l'on s'y attend le moins, et peu de temps après avoir protesté auprès de l'équipe technique de la salle de l'absence de dynamique des lumières, il sortira du minuscule espace où il s'était jusqu'alors enfermé pour aller au contact du public, entre les retours et la fosse. Là, on sent que l'on n'est plus dans le show, dans un jeu trop ritualisé pour être vivant, et que la spontanéité retrouvée va faire surgir des étincelles.
Libéré des contraintes de l'espace, Jon Spencer peut alors retrouver toute sa sauvagerie et sa flamboyance et livrer une fin de concert à la hauteur de sa légende. Il pourra encore mobiliser des gimmicks à la James Brown (à Sam Cooms qui lui indique qu'il faut sortir de scène, il lui signifie que même lessivé, rincé, vidé, il fera un dernier morceau, ce qui rappelle le Godfather rejetant la cape que l'un de ses musiciens venait de lui mettre sur le dos afin de l'enjoindre à retourner en loges), à la différence que l'on y croira à présent. Le public ne s'y trompe pas qui, après avoir bien jerké, sautillé, crowdsurfé, réserve une ovation à celui qui est resté l'une des plus belles bêtes de scène de ces trente dernières années.
Photos : Titouan Massé titouanmassephoto.com, www.instagram.com/tmphotograph, www.facebook.com/titouanmassephoto, twitter.com/titouanbzh Vidéos : Fabrice Droual www.facebook.com/fabriceetloreilleclasse, www.youtube.com/channel/UC6J3yn_cvbtYZQDkcX9yAgw
Critique écrite le 05 novembre 2022 par Stephane Vidroc
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