Chronique de Concert
Kraftwerk
Kraftwerk en 3-D
(Debout/Devant/Dansant ou Deutschland/Data/Dedans)
Généralement, lorsque l'on assiste (depuis près de 45 longues années) à un show du groupe séminal Electro Teuton, il est nécessaire de se préparer à certaines innovations, surprises ou interrogations, émotions fortes et diverses baisses de tension et/ou déceptions.
La soirée passée ce soir au Silo, fonctionnera d'ailleurs globalement sur ce précepte de base, en tout point.
Si je peste au moment inaugural du show, c'est parce que je peine à coucher mes impressions sur carnet en raison de ces P-----S de lunettes 3-D posées sur mon nez, tandis qu'une voix égrène une suite de chiffres en Allemand (Numbers) : des chiffres qui se mettent illico à tourner, danser tout autour et même tenter littéralement de pénétrer en nous, jusqu'à l'insoutenable (et son cousin le mal au cur). Un mal à l'être qui s'estompe dès les premières mesures de l'antique Computer World(1981). Pour la petite histoire - je me fends la poire, sous couvert d'obscurité ! - le mec d'à côté vient en effet de passer les trois-quarts du morceau à tenter de caler son Iphone derrière les deux verres de plastique de ses 3-D, et il est loin d'être le seul dans son genre nave, en plus : pas dû écouter grand chose en cours de physique en ses vertes années, le gars en question (et ses semblables)... nope !
Avec ou sans cet "accessoire de vision troublant et repoussant, esthétiquement parlant", le show reste plutôt visible et l'on risque peu de perdre de vue les quatre musiciens qui nous font face. Le quatuor estampillé "Kraftwerk 2015", perché face à nous et aligné côte à côte sur scène, parvient en effet à se montrer plus statique que certains musiciens classiques ou bassistes du Rock de légende ; pire encore, que ma grand-mère octogénaire que l'on transporte parfois de la douche au lit (elle) puis du lit au fauteuil, du fauteuil roulant à sa table "plateau-repas", puis de sa chaise au... lit ! De toute façon, c'est affiché depuis des plombes, qu'ils bougeront autant que les fameuses statues de l'Île de Pâques ou qu'un gouvernement au plus proche d'une échéance électorale capitale. Reste donc à se concentrer sur la musique, le public, nos voisins hilares aux lunettes moches qui enchaînent les selfies, ou bien, les... projections.
"Another lonely night / Stare at the TV screen / I don't know what to do / I need a rendez-vous / Computer Love / I call this number for a data date..." : dès les premiers mots composants cet appel humain glaçant (qui crie et appelle visiblement au secours) je me dit que l'image qui se compose puis tournoie face à moi rejoint mes cauchemars les plus juvéniles, en termes de show live alors imaginés de futur : lorsque je dévorais assidument Philip K. Dick, Isaac Asimov et Orwell, tout en serrant les fesses à cette image gênante d'un monde déshumanisé et sous contrôle, mi-totalitaire, mi-Man... Machine !
La suivante se pare de mots Français parfois à peine compréhensibles, mordiou, on s'croirait sur Arte : marrant, vu que la veille, tard dans la nuit, je m'étais finalement endormi en écoutant le duo "Valery Giscard D'Estaing-Helmut Schmidt" échanger et "anecdoter" de concert sur le bon vieux temps de la Guerre Froide ; tout ça pour me retrouver finalement perdu au beau milieu d'une partouze insensée de datas vicieux et microprocesseurs en folie : A (very) Bad German Trip ! Je tente alors de reprendre le contrôle en me focalisant sur ce que fait le groupe ; me demande alors s'ils font tous tout le temps quelque chose, ou bien si certains font semblant de s'"occuper" durant certains morceaux ou parties de.
The Man Machine vient alors opportunément me tirer hors de ce questionnement à la con à l'aide d'infrabasses inquiétantes et jouissives à la fois "Man Machine, Super Human Being...". Tu parles ! Quels que soient (furent ou seront) les bonds technologiques effectués, nous sommes (étions et resteront) encore et encore les mêmes quasi primates de base accros au pouvoir et à la domination sans partage ; fouettés à l'adrénaline et au goût du sang versé par l'autre, ce (dis)semblable bâti à notre image (souvent un rien floue et parfois dérangeante).
Céans, c'est un peu la fête à gogo, vu que le Silo dans son ensemble glousse franchement en apercevant Marseille sur Google Map, puis manifeste bruyamment lorsque un satellite, puis un engin spatial, foncent droit sur nous pour nous frôler ou nous traverser : c'est rien que d'la 3-D, les gars, même le jeune fils de mon voisin a fini par se lasser en voyant des têtes d'Orques ensanglantées voler tout autour de lui via écran, c'est dire. Lorsque le susdit engin spatial se pose carrément à proximité du Silo, cela vire à l'émeute. Une sensation de malaise vite oubliée, dès les premières notes de l'épastrouillant The Model qui vient balayer l'apparat en un revers de notes pour nous ramener vers l'essentiel : la musique ! Celle-ci étant putain de bonne, en plus...
Durant icelle, le second à partir de la gauche (ou bien le troisième à partir de la droite, selon angle, posture et situation) se fend d'un solo sur clavier et semble presque y prendre plaisir... presque.
Je le suis sur celle-là, trop content de pouvoir la goûter au mieux tout en jetant de temps à autre un coup d'il curieux au ballet des top-modèles issus d'un autre temps (jadis) qui défilent ou se déhanchent d'envie et s'autocélébrent en N&B, en face. Je pense à la Dietrich de l'Ange Bleu, puis glisse vers les images moins "glamour" du Metropolis de Fritz Lang, repense un court instant aux heures sombres, durant lesquelles une "moustache" de sinistre mémoire dirigeait des robots humains vidés de leur substance vers l'horreur absolue ou l'abattoir ; et dire que certains se montreraient aujourd'hui nostalgiques d'une telle horreur de masse...
"Nous sommes les mannequins..." : exit alors la noirceur passée d'outre-rhin, place à la réalité, au show, au plaisir légitime partagé entre frères humains de toutes origines et obédiences (entre mannequins manipulés et aux ordres, on se comprends ou se reconnaît forcément).
C'est une coccinelle logiquement immatriculée DKR 70, qui introduit l'incontournable Autobahn puis se met immédiatement à grignoter du kilomètre, tandis que l'on tente d'en faire de même avec les années pour revenir vers les décennies noires durant lesquelles le pays se scindait en deux parties bien distinctes et antagonistes : un voyage a rebrousse-temps, chargé d'images et histoires sordides, qui permet de mieux passer l'écueil du Live, concernant ce (génial) morceau qui, ce soir, s'étire et s'étire et... s'étire sans fin, au risque de confiner parfois à l'ennui pur et simple. Autant, chez-moi, sur canapé ou en salon, ben ça l'fait sans problème, autant, là, euh... peut-être parce que l'on est en droit d'en attendre autre chose (plus ?) en "vrai", et que la vision proposée (écrans exceptés) propose encore et toujours la même brochette d'humains en combis perchés au-dessus de leurs pupitres minimalistes : sans que pour autant le morceau ne soit magnifié ou revisité d'envie.
Pendant le mythique Radioactivity, je ne peux m'empêcher de penser que la version proposée est en grande partie alimentée de nucléaire, Fukushima qui s'en dédit (d'où une partie de texte carrément envoyé en Japonais...) ; reste encore à savoir quelle sera la prochaine langue utilisée lors d'une future tournée : en souhaitant très fort que ce ne soit le Français, ni... aucune autre en fait ; mais, bon, l'humain étant ce qu'il est (était et sera) et sachant ce qu'il advient généralement de ses créations, évitons par trop de s'emballer ou rêver. J'ai beau me souvenir que c'est par le défunt Kat Onoma, que je l'ai pour la dernière fois entendue Live - une version étouffante, "épaisse" et enthousiasmante à la fois ! - ça fait du bien de l'entendre comme cela, aboutie et dense, même si l'on aurait pu la rêver plus "longue", celle-ci... en dépit du fait qu'il semble difficile de faire plus morbide que la litanie énoncée tout du long, formée de : "Tchernobyl, Harrisburg, Sellafield, Hiroshima... Fukushima !". Très belle version, au final. Par contre, y'en a pas un qui s'gratte, fait quelques assouplissements, boit un coup vit'fait ou bien s'éponge, ça laisse rêveur... Musique Rythmique/Son Électronique !
Si on m'avait dit un jour que j'aurais besoin de lunettes 3-D pour suivre les coureurs du Tour, j'me serais pris les côtes en vrillant de rire : "et pourquoi pas pour revoir les images des poilus de 14 passant de tranchées en tranchées, ou les Allemands défilant sur les champs, aussi...", que j'aurais dit. Oui. Reste, que, ben, vu la longueur de la version de Tour de France interprétée ce soir (plutôt conforme, plutôt bien, mais s'étirant de façon exponentielle) autant s'attacher aux cale-pieds, bidons et cadres antiques des Anquetil, Bartali, Bobet, ou bien de l'Aigle de Tolède Federico Bahamontes... qui m'auront permis de rester éveillé durant la seconde partie de ce Tour parfois assommant ou éreintant : plus éprouvant qu'une étape "Alpine des cinq cols Hors Catégorie" avec arrivée au sommet de l'Alpe d'Huez menée sur la selle et guidon d'un de ces putains de Le Vélo municipal, yep !
Concernant la suite, Trans Europe Express sera plutôt fascinante (sur fond de vidéo aux lignes épurées) et la prestation des robots (The Robots) en tout point bluffante et conforme à celle des musiciens du soir.
Tandis que le groupe revient pour les "rappels", que le parterre se lance dans la dance, mais qu'une partie de la salle commence pourtant à se diriger vers les sorties du lieu, je me souviens de leur première apparition au Ciné Madeleine de Marseille, il y a 35 ans, devant une foule en transe formée de 20 pékins interdits : déjà le Kling Klang studio, déjà les vidéos et des tablettes pour continuer à jouer lors des rappels en se baladant au milieu des rares présents plus qu'impressionnés, alors, littéralement bluffés, par de tels OVNI et leur demi-siècle d'avance.
Ralf Hütter est resté seul aux commandes du vaisseau "centrale" et les hommages et rétrospectives se sont récemment succédés afin de remercier le groupe (et son co-fondateur Florian Schneider) pour son immense travail de défrichage effectué depuis les temps reculés de sa création (si souvent "pompés", samplés, dupliqués ou pillés, par d'autres) et les innovations apportées au fil des ans et des shows. Reste, que, ben, je n'sais pourquoi, mais, j'en attendais mieux... ouaip !
NDLR : l'article bidouillé ci-dessus ayant été écrit durant le show, en direct, sur carnet, à l'ancienne (stylo en pognes) mais posté quelques jours plus loin en raison des événements de ce putain de noir Vendredi 13 Parisien, je me suis attaché à ne rien changer (de son contenu initial) et ne surtout pas me laisser dériver ou emporter vers d'autres contrées n'ayant pas lieu de citer ici.
Reste, que, tout ce que nous avons pris pour douce habitude de célébrer en ces pages Web ces dernières années, ou bien longtemps auparavant de coucher sur papier - le plaisir pris en réunion, l'envie, le partage, la convivialité, la créativité, la curiosité, la découverte, l'accès à d'autres cultures (peuples et histoires), la célébration de toute forme d'art ; sans oublier CE lien inusable, tangible, quoique indéfinissable, qui nous a toutes et tous un jour attirés puis fait plonger au sein de ce vecteur à rêves, à rébellion, indépendance, rapprochement et amour, ce réacteur à orgasmes divers, accomplissement de soi, voyages et évolution personnelle, qu'est la musique ! - vient de vaciller sur ses bases au sortir de la tuerie basse du front du Bataclan.
Pour un très court instant, juste : celui de rendre hommage aux disparus, à ces frères de passion commune couchés d'aveugle par des minus, des petites mains désormais étrangères à toute célébration de (source de ) vie et création ; cette piétaille obtuse, cette chair à explosifs évidée de tout libre arbitre, que l'on envoie à la mort, que l'on fait monter au créneau sous couvert de religion pour accomplir de vils desseins économiques et géopolitiques axés uniquement sur la domination de "l'autre par l'autre" ; la (toujours) temporaire (et vaine) et antique suprématie d'un "clan" sur l'autre - puis de l'autre sur le précédent, jusqu'à l'apparition d'un autre (tout nouveau, tout beau, ou laid) et puis d'un autre, d'un autre encore, d'un... autre. Toujours, et à jamais. C'est de ceci que nous sommes faits. Le plus dur restant de l'accepter ou de surtout, surtout, se résigner.
Dès le lendemain soir, samedi 14 novembre, j'ai repris mon carnet de pèlerin Rock à notes pour me poser au pied d'une scène proche d'Avignon - comme tant d'autres, et d'autres encore à venir, ou... depuis ! - quelle autre réponse apporter à ce déni total de vie, que de la vivre...
Il est plus facile de détruire, que de créer ! Ces gens - que je ne nommerai pas ici pour les dénier d'identité, humanité - et tous leur piteux prédécesseurs, au fil des millénaires, siècles précédents et décennies (issus de toutes religions, obédiences, ethnies, sectes et partis) existent, agissent dans le seul but de nous le rappeler au quotidien et nous conchier de frustration.
À nous de les renvoyer au plus profond des noirceurs dont ils sont issus, en restant au plus proche de ce que nous sommes, vibrons et célébrons : l'agenda des shows, expositions et manifestations culturelles, regorge en permanence de possibilités, d'une offre de qualité, variée, quasi exponentielle ; s'en priver, serait... abdiquer !
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Critique écrite le 18 novembre 2015 par Jacques 2 Chabannes
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