Chronique de Concert
Ditz, Bryan's Magic Tears, Stuffed Foxes
Stuffed Foxes
On s'en mord les doigts, mais nos horaires de travail ainsi que le temps de route nous font manquer le début du concert de Stuffed Foxes. Mais ce que l'on réussit à entendre est assez fascinant : de longs morceaux déroulant lentement et méthodiquement leur puissance, pour se diriger tout droit vers un final explosif, avec pas moins de quatre guitares et des musiciens vivant l'expérience de la scène avec une grande implication.
Bryan's Magic Tears
Bryan's Magic Tears pouvait, ce soir, bénéficier de conditions optimales. On se souvient d'avoir vu le groupe quelques mois auparavant sur la petite scène de l'Hydrophone à Lorient, et sa prestation nous avait déjà convaincu. Mais, là, dans un environnement plus large, avec des projections vidéos de matières colorées en mouvement sur écran géant et un son plus riche et plus ample, le combo parisien révèle pleinement toute la richesse de sa musique. Les compositions jouées ce soir proviennent des deux derniers albums, l'excellent "4 AM" (2018) et le chef d'uvre absolu, "Vacuum Sealed" (2021) dont on se demande encore par quels prodiges les chansons qui le composent ont pu être créées. Au moment de sa sortie, c'est bien simple, on n'en croyait pas nos oreilles : les chansons, toutes merveilleuses, s'enchaînaient miraculeusement pour former un ensemble d'une rare harmonie n'ayant pas cessé, depuis, de distiller ses charmes sur scène et sur album. "Greetings From Space Boys" prend son temps pour commencer mais cela ne fait que rendre plus jouissif le moment de sa pleine déflagration. On est d'emblée aspiré dans un environnement visuel et sonore qui nous met en mouvement corporellement et spirituellement, porté par ce qui est devenu de véritables tubes, tout à la fois émouvants, dansants et fascinants de complexité alors même qu'ils s'imposent dans toute leur immédiateté.
Le paradoxe, c'est que les musiciens, assez statiques et peu communicatifs, donnent une impression de générosité beaucoup plus grande que d'autres artistes arpentant frénétiquement la scène et s'étendant en longs discours entre leurs morceaux. Là où, dans un concert de rock habituel, la musique est projetée vers les spectateurs pour les mettre en mouvement, et les forcer ainsi à extérioriser leurs émotions, avec Bryan's Magic Tears, on est amené à intérioriser ce qui nous est proposé, à l'image de ce que fait le groupe devant nous. On s'embarque ainsi pour une odyssée intérieure, les sons ouvrant curieusement des chemins vers le passé, faisant ressurgir des souvenirs oubliés, et éveillant des émotions que l'on croyait épuisées. Sur l'écran géant, les pâtes de couleurs fluos malaxées et les bulles flashy illustrent bien ce flux étrangement rassurant d'impressions ou de pensées bigarrées qui circule en chacun. C'est ce qui fait toute la singularité et le caractère précieux de cette performance, qui agit sur nos sens pour créer une forme inconnue de bien-être.
Les références sont celles des années 90, mais elles ne sont jamais utilisées dans une perspective revivaliste creuse ou pour servir une nostalgie faisant perdre le lien avec le présent. Les rythmiques Madchester ne créent donc pas le désir de remettre bob et baggys, pas plus que les guitares shoegaze ne nous perdent dans un brouillard électrique, ou que les vapeurs dreampop n'engourdissent au point de nous amener à refuser le réel. Si le rapport à une époque vieille de 30 ans caractérise bel et bien la musique de BMT, celle-ci n'en reste pas moins contemporaine et il faut voir plutôt ces emprunts à des formes musicales anciennes comme des moyens de réactiver, là et maintenant, ce que le temps nous a poussé à laisser se dégrader, à savoir une forme d'innocence, de sérieux dans le jeux, ou de confiance dans les imprévus de l'avenir.
Le set se termine par une magnifique version de "Slamino", titre qui clôturait l'avant dernier album, où l'on retrouve les obsessions shoegaze parfaitement maîtrisées du groupe, et qui semble, par son rythme plus accéléré, nous imposer un retour assumé à la réalité. Enfin, une fois le show terminé, on récupère alors la setlist, pour y retrouver attachée une feuille indiquant l'adresse de l'hôtel Ibis Budget du groupe, avec les numéros et codes d'accès des chambres ! Pensant avoir fait une boulette, on s'efforce de rendre les précieuses informations au guitariste qui, amusé, nous signifie de façon blasée (à la manière de Jean-Pierre Daroussin dans "Mes meilleures copains") qu'il n'en a rien à faire de ce genre de contingences... Et c'est bien là ce qui caractérise Bryan's Magic Tears, une forme d'indifférence à l'égard de la laideur du monde afin de pouvoir recréer, en chansons, un espace qui en recueillerait pour toujours la beauté.
Ditz
Il était dit que cette soirée à Nantes se terminerait en apocalypse. Et ce fût, d'une certaine façon, le cas. Ditz met du temps pour régler ses instruments, mais lorsque "Drone" commence, on sait instantanément que l'on va être mis à rude épreuve. On a affaire à quelque chose de très étrange avec le groupe de Brighton : totalement artificielle, antinaturelle même, la musique s'oppose très régulièrement à ce qu'on attend d'elle et pratique l'agression permanente. A La Route du Rock, cet été, une photographe anglaise nous confiait que, pour elle, c'était "too much", elle ne pouvait pas supporter cette overdose de brutalité systématique alliée à une mise en forme fascinante du malaise. Il ne s'agit pas uniquement, comme dans un certain genre de punk, d'agressivité frontale, de harangues emphatiques. Il y a, certes, dans les morceaux, des moments d'explosion de violence, mais qui, soit s'arrêtent subitement, soit interviennent au moment où on les attendait le moins, et entre temps on trouve des passages d'attente d'autant plus inquiétants qu'on ne comprend pas vraiment ce qui est attendu (rien à voir avec le schéma couplet/refrain, prévisible). Cette étrangeté de la musique, générant de la frustration, expliquent les réactions de personnes du public, ce soir, qui, à plusieurs reprises criaient avec impatience "la sauce, putain !", "balance la sauce !" : tu l'auras ta sauce, mais à l'instant où tu ne pensais plus pouvoir la goûter, et l'effet ne sera sans doute pas celui que tu attendais !
Si le pogo s'installe devant la scène avec l'impitoyable et explosif "Summer Of The Shark" et, surtout, l'arrivée dans la fosse du chanteur, Cal Francis, ce sera un pogo assez étrange avec, régulièrement, des gens qui s'arrêtent, se regardent, comme s'ils ne savaient comment poursuivre. C'est bien sûr ce qui fait tout l'intérêt du groupe : ce n'est pas que du post-punk, du punk, du noise, ou du hardcore, il y a quelque chose de savamment déconstruit dans la musique qui joue et, même, manipule les émotions du public. C'est donc une musique profondément subversive, qui nous amène là où nous ne pensions pas aller. On pense même que le but, finalement, ce serait de trouver une expression musicale à tous les désordres mentaux caractéristiques de l'époque - hystérie, paranoïa, terreur panique, angoisse, tout y passe- mais comme pour mieux s'en libérer en les affrontant, à la manière d'une psychanalyse collective en direct.
Cal Francis est pour beaucoup dans la fascination qu'exerce le groupe. Refusant visiblement de s'enfermer dans un genre déterminé, il passe d'attitudes de chanteurs de rock assez classiques à des poses de diva de cabaret, sans jamais perdre de vue le public, qu'il regarde droit dans les yeux, non pas de manière insistante et provocante, mais comme s'il l'étudiait, le considérait comme un objet d'expérience, une chose étrange à tester, écarteler, briser : lorsqu'il lui commande de se baisser ou de se séparer en deux, on sent bien que ce qu'il attend c'est d'observer ses réactions et non pas de se servir de ce qui va se passer pour gagner en énergie ou recevoir la confirmation de l'efficacité de sa musique. Il peut certes hurler, mais il chante également d'une voix basse, traînante, presque indifférente parfois, et c'est à ce moment qu'il mimera la star de cinéma des années 30, de dos, tête rejetée en arrière et regard en coin, le bras tendu avec, au bout du poignet brisé, un micro pendant. Il veut donc qu'on le regarde, mais dans l'expression d'un cliché vivant, conscient de la vanité de son jeu. On le soupçonne ainsi de chercher à déconstruire l'image du chanteur de rock, refusant les postures viriles en lui associant des représentations féminines caricaturales. Bowie imposait lui aussi une mise en scène au rock, avec des poses soigneusement étudiées et empruntées à différentes traditions théâtrales, mais cela était chez lui de la pure stylisation. Chez Ditz, la rock star est moquée, renvoyée à ses mécanismes faciles de séduction. D'où aussi les déplacements constants de Cal Francis - qui rendent très difficile la prise de photo - qui le mènent parfois derrière la scène, à ses extrémités, dans la salle : insaisissable, refusant l'identification en jouant de tous les codes, il s'impose comme un frontman évanescent, éphémère, ironique et même sardonique, qui renvoie le spectateur à un questionnement sur ses propres attentes.
L'album "The Great Regression", sorti cette année, sera joué en entier ce soir, au Stereolux, avec en plus des titres des premiers Eps, "Gay Boy", et "Seeking arrangement", ainsi que deux nouveaux titres, "Drone" et "Riverstone". On voudrait presque demander grâce lorsque commence le dernier morceau, celui qui clôture également l'album, le puissant et infernal "No, Thanks, I'm Full", sauf que l'on prend conscience que l'on aime cela, être malmené, poussé dans nos retranchements. Et c'est donc avec un plaisir transgressif que l'on accepte, pour l'ultime fois, de se faire laminer par ces guitares stridentes, cette basse surpuissante et cette batterie frénétique. Une véritable apocalypse, qui est, comme chacun le sait, le moment du jugement, de l'authentique révélation de ce qu'il est.
Photos : Stéphane Vidroc
Critique écrite le 19 octobre 2022 par Stephane Vidroc
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