Chronique de Concert
Subtle, Jel, Tez
Et avant tout ça, au début de la soirée, sinon de l'humanité, il y avait le hip hop. Tu sais ce pote, notre ami commun. Ce soir, le hip hop était réduit à sa plus simple et fondamentale expression : un homme et un micro.
L'homme était un jeune homme, Tez, si mon carnet de notes ne dit pas de bêtises. Voilà, son micro devant sa bouche, Tez nous dit tout, les beats, les scratchs, les breaks, les boucles, le moteur de la platine qui part en vrille. Tout, il nous dit tout, même la voix de Prince. Il y a des endroits où on aurait appelé ça une human beat box. Mais cette appellation est trop réductrice. C'était le hip hop, toute une culture du son dans une seule bouche.
J'ai connu pire comme amuse-gueule.
Après le hip hop, il y a eu Jel. Un homme un peu moins jeune, avec une machine. Je n'avais pas encore vu que l'on pouvait jouer d'une machine comme d'un tam-tam. Du bout de ses doigts, Jel nous a joué des morceaux ultra percussifs qui rappelait un jazz sauvage ou un R'N'B d'avant la Motown. Après deux morceaux de cette trempe, deux autres hommes sont venus l'accompagner à l'harmonica et à la flûte traversière pour une composition plus stratosphériques. Ces deux hommes, ce sont Marty Dowers et Dose One.
Jel et Dose One sont deux membres d'Anticon, un collectif apparu en 1998 sur la côte ouest des Etats-Unis et qui rassemble aussi Sole, Pedestrian, Alias... et dont le propos est de repousser les frontières du hip hop aussi loin possible. Les membres de cette famille ne cessent de publier des projets solos ou des collaborations croisés entre les uns et les autres, dans des disques qui ressemblent à des fioles de laboratoire. Des fois, la mixture est difficile à avaler, mais on la garde précieusement comme un témoin, d'autres fois c'est comme dans une vieille publicité pour une lessive, on en ressort tout jouasse, avec l'envie de sauter dans les coins en hurlant "il a la formule, la formule toute nouvelle".
Marty et Dose repartis dans leur loge, Jel continue tout seul avec sa même machine. Sur ces derniers instrumentaux, on ressentait plus l'influence de DJ Shadow, il y avait toujours un enchevêtrement de percussions, mais l'humeur était plus cool.
Le calme avant la tempête. Avant Subtle.
J'ai un souvenir très confus des trois premiers morceaux. Un ouragan rouge. Ma mâchoire inférieure s'est décollée de ma mâchoire supérieure. J'ai pensé à ces farces religieuses qui se jouaient au Moyen-Age sur le parvis des cathédrales. Des hommes, couverts de peaux de bêtes et chaussés de sabots de bouc, singeaient les démons des enfers. Munis d'un crochet, ils enlevaient les âmes des pécheurs, joués par des comédiens, ils les ligotaient, les pesaient, puis les plongeaient dans de faux chaudrons bouillants où les malheureux poussaient de vrais cris d'horreur.
Il n'y avait pas de chaudrons sur la scène du Point éphémère, mais quelques crânes, une mâchoire, des fourchettes en plastique, des oeufs aussi en plastique et un démon, en chair, en chaînes et en os, avec une crête rouge. Ce diable de rapper, c'est Dose One. On l'a déjà aperçu tout à l'heure aux côtés de Jel, dans le rôle d'un discret joueur d'harmonica. Cette fois, il revient tout de rouge vêtu avec quatre autres musiciens, en rouge aussi, de pied en cap. On retrouve là Jel aux machines, Marty Dowers au clavier, à la flûte et au saxophone, ainsi que deux autres, encore pas vus jusque ici, Jordan Darlymple, à la batterie, guitare et xylophone, et Alexander Kort au violoncelle électrique.
La voix nasillarde de Dose One, son flow intarissable, son festival de pitreries sont au centre du dispositif de Subtle. Dose décrit un univers assez effrayant proche des tableaux de Salvador Dali ou des textes des Butthole Surfers. Même écrites noir sur blanc, ses paroles sont totalement incompréhensibles. Il y est souvent question de notre corps, dont il égrène les organes au fil des rimes. Sur scène, on peut le voir ainsi parler à un crâne, avant de l'ouvrir et de regarder ce qu'il y a à l'intérieur. Il jongle avec le macabre, mais le spectacle ne verse jamais dans le gore ou le gothique. L'humeur générale est à la légèreté, à la comédie, à la poésie et à la taquinerie. Quand il ne parle pas à ses crânes ou à ses fourchettes en plastique Dose vient s'asseoir au bord de la scène pour plonger ses yeux, voire ses mains dans le public. Tenez par exemple, il m'a tiré les poils de la barbe. C'est la première fois que je vois ça. Un chanteur qui me tire les poils de MA barbe ! Et ce n'est pas tout, il m'a aussi accusé d'avoir volé un sac rempli d'argent. Publiquement. Devant témoins. Et de préciser qu'il ne faut jamais faire confiance à un type avec un appareil photo. "Never trust a guy with a camera", en V.O. Je n'ai pas été la seule victime de ces insinuations délirantes. Tout le premier rang y est passé. Les uns après les autres, il nous a fait les poches à la recherche de ce fameux "bag full of money".
Toutes ces pitreries nous feraient presque passer à côté de l'essentiel : la musique, les chansons. Passée la surprise des trois premiers morceaux dynamite, je me suis retrouvé en terrain connu avec I heart LA, un morceau présent sur l'album A new white, paru en 2004 chez Lex records. Ce disque est une merveille. Un chef d'uvre, complexe certes, mais qui peut parler à beaucoup. Ici, nous entrons dans un nouveau territoire. Le hip hop est loin derrière nous. Il en reste une manière d'expédier des couplets en chantant vite, mais il y a tellement de sentiments contradictoires exprimés dans ces compositions que les structures linéaires du rap ont explosé pour laisser place à un truc nouveau, une rêverie de promeneur pas solitaire, peuplée de flûtes, de xylophone et de violoncelle, où l'on passe d'un refrain de cantique à une mélodie orientale via un chorus de jazz.
These are the things that will never be songs...
Ecoutée chez soi, cette musique aurait tendance à propager une grande sérénité chez l'auditeur, mais sur scène les immenses FKO et Song meat révèlent leur potentiel d'hymnes, créant un appel d'airs dans le public. Les américains auront bien du mal à s'extraire de la ferveur d'un auditoire décidé à leur faire cracher tout leur répertoire. Il y a eu deux rappels. Et le dernier morceau joué fut jr's band, un titre que l'on peut retrouver sur Earthsick, un disque qui compile les premiers travaux de Subtle. En voici, un couplet, l'un des rares à être intelligible :
Your son's band still isn't on the radio
Your perfectly good money was wasted on his com-degree
He'll still refuse a blue collar like yours
Cause he saw what you got...
And what you got was mom...
And then you made him.
And there is still him.
NB: à l'origine Subtle est un groupe de six personnes. Dax Pierson est le sixième membre. Il est absent depuis le 24 février 2005 pour raison de santé. A cette date, le van du groupe s'est retourné sur une plaque de verglas. Dax a eu la colonne vertébrale brisée. Depuis, il a passé beaucoup de temps dans les hôpitaux et doit dorénavant vivre sur un fauteuil roulant.
www.subtle6.com
www.daxpierson.com
Critique écrite le 26 mai 2006 par Bertrand Lasseguette
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