Accueil Chronique de concert Trans Musicales de Rennes 2022 : Grace Cummings, Tago Mago, 79rsGang, Sworn Virgins, Sons
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Chronique de Concert

Trans Musicales de Rennes 2022 : Grace Cummings, Tago Mago, 79rsGang, Sworn Virgins, Sons

Rennes 10 décembre 2022

Critique écrite le par

Chaque année, au mois de décembre, les Trans Musicales de Rennes font mentir celles et ceux qui pensent qu'un événement culturel rentable à grande échelle doit inévitablement satisfaire les désirs conformistes du public en ne lui proposant que ce qu'il connaît et aime déjà. Résultat : des soirées qui, le vendredi et le samedi, affichaient complet alors même qu'elles ne présentaient que des découvertes du monde entier, en variant sans cesse les styles et les genres. Difficile de percer définitivement le secret de cette réussite, mais il est fort à parier qu'il a à voir avec le refus de toute ghettoisation de la culture : celle-ci, à Rennes et pendant 5 jours, se vit partout en ville afin d'être à proximité de toutes et tous et, alors même qu'elle revendiquera son exigence, ne renoncera jamais à offrir un plaisir immédiat au public. C'est sans doute là le génie des programmateurs, de ne pas être uniquement dans une posture théorique d'ouverture d'esprit, mais de chercher sans cesse à générer celle-ci au coeur de réelles et jouissives expériences musicales. Quoi de mieux, en effet, que de conduire le public à s'ouvrir à d'autres horizons en lui faisant éprouver concrètement toutes les satisfactions que ceux-ci recèlent ? Osons donc dire que les Transmusicales représentent une véritable expérience politique.



La soirée du samedi, au Parc des expositions, réalisera parfaitement cette promesse : on pense s'y rendre pour satisfaire ses attentes en ciblant des artistes proches de ses goûts habituels et on se retrouve scotché par des performances improbables, nous embarquant dans des environnements culturels inhabituels. Bref, on rentre des Trans avec les chakras complètement ouverts, et dans le monde qui est le nôtre, cela n'a pas de prix.





Grace Cummings



On débute la soirée au Hall 3, où les boules à facettes géantes illuminent l'espace pendant le mix toujours très inspiré de la DJ Malouve, dont on ne louera jamais assez le bon goût. Jean Louis Brossard, le patron historique des Trans, prend ensuite la parole pour présenter les artistes qui se produiront toute la nuit sur les différentes scènes du parc expo, en insistant tout particulièrement sur celle qui ouvrira le bal, à savoir Grace Cummings. L'Australienne, tout de noir vêtu, queue de cheval dégageant son regard perçant, entre en scène posément, accompagnée de son groupe composé d'un bassiste, d'un batteur, et de son frère guitariste-claviériste. On était plus que curieux de savoir comment les compositions de l'album "Storm Queen" allaient être présentées en live : ce folk hiératique, dont l'instrumentation décharnée libérait un vaste espace pour cette voix incroyablement rauque mais aspirant toujours à s'élever vers de lumineuses hauteurs, allait-il être réarrangé ou présenté tel quel, brut de décoffrage ? La réponse ne tarde pas car dès le premier morceau, l'inédit "Rodeo", les musiciens délivrent une performance plus rock que folk, avec un son Southern Soul assez marqué. On s'attendait à des envolées mystiques tirant leur inspiration de l'immensité du désert australien, on aura droit à un groove très charnel rappelant la moiteur de Memphis. Cette réorientation musicale séduit - même si l'on peut regretter l'ampleur majestueuse de la version-album d'un titre comme "Raglan"-, et donne une toute autre signification à l'impressionnante voix de Grace Cummings : d'instrument au service d'une spiritualité tourmentée, elle devient également l'expression rageuse d'un désir purement terrestres. Cette métamorphose de l'artiste lui donne plus d'ambiguïté, ce qui nuance agréablement l'esprit de sérieux qui dominait jusqu'alors sa musique. Le dernier single, "Praise you", montrait déjà la voix : cette reprise du "Take yo'Praise" de Camille Yarbrough reprenait de l'original ses éléments soul mais pour les combiner adroitement à l'efficacité rythmique de la version de Fatboy Slim. Après trois morceaux qui nous rappelaient les riches heures de Stax Records, le show bascule vers une formule plus intimiste, qui voit la chanteuse seule aux claviers ou à la guitare, délivrer une version magnifique du morceau des White Stripes "I'm Lonely (but i ain't that lonely yet)" et, surtout, transcender son sublime morceau "Freak". Sur ce genre de composition, l'Australienne, sans démonstration, parvient par ses variations vocales à combiner compassion pour le personnage dont elle décrit les relations avec les autres et héroïsme de la réaction de celui-ci. La fin de concert voit le groupe revenir à une prestation plus rythmée, ce qui sert efficacement le titre "Storm Queen" du dernier album éponyme de la chanteuse, et permet, pour terminer, une recréation épique et électrique du single "Heaven", durant laquelle Grace Cummings se transforme en prêtresse gothique, électrique et soul.


Tago Mago



Passée cette intense prestation, cap sur le Hall 8 pour découvrir le duo rennais Tago Mago. Avec un nom pareil, on s'attend à du Krautrock, bien sûr, un genre bien à la mode ces temps-ci, ce qui n'est pas pour déplaire quand on voit l'originalité et la qualité des différentes approches de celui-ci par les artistes d'aujourd'hui. Mais on a lu également que le groupe pratiquait une forme de Jazz progressif, et on avoue bien humblement ne pas savoir exactement en quoi cela consiste : on imagine bêtement des envolées musicales décousues de 20 à 30 minutes que l'on serait incapable de suivre, de comprendre et d'apprécier, étant donné notre manque de culture en la matière. Mais Jazz Prog ou Krautrock, qu'importe, on est saisi d'emblée par le groove puissant du duo et la cohérence profonde de ses compositions. Un claviériste, un batteur et, parfois, un ami saxophoniste venu en renfort, et l'impression toutefois d'avoir affaire à une musique aux sonorités très riches et variées. Ce qui impressionne avec Tago Mago, c'est sa capacité à créer des compositions assez longues (plus de 9 minutes pour  "Autobahn LSD") sans jamais perdre en efficacité et en précision : une ligne directrice existe bien, sur laquelle se resserrent et se concentrent toutes les improvisations musicales, donnant à chacune d'entre elles un sens et leur permettant à toutes d'être dans une parfaite relation de continuité. Cela constitue une expérience dense, hypnotique et même assez sauvage. On pense alors à "Chateau Guitare" des Caennais de Veik, qui produisait le même type d'effets, à la différence près qu'ici on a affaire à un jeu plus jazz (d'après ce qui nous semble, en tout cas). Le public, très réceptif, ne se trompe pas sur la qualité de la performance délivrée et assure aux régionaux de l'étape des Trans une belle ovation finale.





79rsGang



Changement de cap un peu plus tard dans ce même hall 8 pour découvrir ce qui restera l'un des plus beaux moments de cette soirée, la performance endiablée de 79rsGang. Cette large formation de la Nouvelle-Orléans est composée de huit musiciens - quatre chanteurs-percussionnistes, un bassiste, un guitariste, un batteur et un joueur de congas - et va imposer sa cadence très élevée, avec chaleur et enthousiasme, sans jamais se départir d'une attitude de profonde dignité. C'est que le groupe est l'héritage de traditions de luttes sublimées par la danse et le chant, la tradition des Black Indians, ces descendants des esclaves noirs fugitifs, recueillis et adoptés par des tribus indiennes, et qui portent toujours en hommage à celles-ci, au moment du Mardi-Gras, les costumes à base de plumes d'autruche, de sequins et de broderies étincelantes. On appellerait cela aujourd'hui la convergence des luttes. C'est d'ailleurs vêtus de ces tenues traditionnelles, nobles expressions d'une identité sans cesse malmenée par l'histoire, que deux des chanteurs font leur entrée sur scène, suscitant tout aussitôt l'admiration du public, tandis que les musiciens en arrière-plan imposent déjà avec une efficacité redoutable une rythmique afro-caribéenne. Il faut bien insister sur cette mise en scène, car elle explique en partie la fascination qu'exerce le groupe : celui-ci n'est pas uniquement là pour distraire les gens, il est lié à un passé qui lui donne des devoirs vis-à-vis de sa musique, car c'est par celle-ci que les gangs de la Nouvelle Orléans affirment leur valeur, à l'occasion des défilés du Mardi-Gras ; à ce moment là, la qualité de la danse et du chant, tout comme la somptuosité des costumes sont les preuves des forces d'un collectif. Avec 79rs Gang, la danse sera politique, qu'on se le dise. 79Rs Gang va baser son set essentiellement sur les morceaux de son excellent second album, "Except the Unexpected" ("s'attendre à l'inconnu"), mélangeant Bounce et Funk de la Nouvelle-Orléans, avec un usage bien dosé de sonorités électroniques. On pense régulièrement aux Meters en entendant ces rythmiques à la fois souples et hyper précises qui, combinées aux incantations répétitives des chanteurs, invitent irrésistiblement à une danse menant à une sorte de transe. Car on est là en territoire vaudou, affirmant la possession des esprits par le rythme, et ce soir le cérémonial s'avère terriblement efficace pour mener e public vers le lâcher-prise. En témoigne l'infernale version du classique "Iko Iko", devenu ici "Iko Kreole". La qualité des musiciens impressionne d'autant plus qu'elle ne repose sur aucune démonstration superflue de technicité, seul compte ici le groove implacable au service d'un propos régulièrement engagé. Big Chief Romeo, le chanteur principal, dénonce ainsi la lutte des classes en parlant de la distinction entre "Downtown", où se trouve la population noire, et "Uptown", qui concentre les blancs privilégiés (et il interpellera alors le public : "qui est de Downtown ici ?", ce qui ne manquera pas de produire son effet), mais il abordera également les ravages de l'ouragan Katrina en 2005 dans "Stop the Water" qui se conclura avec d'émouvants choeurs Gospel. Mais le sérieux de l'engagement ne s'écarte jamais de l'objectif d'une libération des esprits par la libération des corps : de la danse comme acte non seulement politique, on l'a déjà dit, mais également spirituel. Et il y a des moments où la frénésie des rythmes atteint un tel niveau d'intensité qu'il devient impossible de ne pas se déhancher.


Sworn Virgins



Difficile, après cela, de vouloir sortir de ce bayou bouillant, mais on ne souhaite toutefois pas manquer la prestation de Sworn Virgins. On arrive au Hall 9 au moment où ce collectif américano-anglais-italien, complètement hors-norme, assène son électro freak. C'est totalement percutant, absolument lascif et lubrique, littéralement borderline, et ça fait également danser, mais avec énormément de mauvais esprit. On ne s'étonne pas de trouver dans le groupe Craig Louis Higgins Jr, également connu sous le pseudonyme de Clams Baker Jr au sein de Warmduscher, qui n'est pas le personnage le plus politiquement correct que l'on connaisse. Le type est habitué à produire une musique jouissive et transgressive, malmenant le rock en le confrontant au Hip Hop, à l'électro, au Funk et même à la Soul, assumé sur scène avec beaucoup d'aplomb et de narquoise provocation. Avec Sworn Virgins il peut laisser libre cours à sa propension à vouloir secouer les fesses de son public, aidé en cela par son acolyte Quinn Whalley. C'est de l'électro-disco assez sombre, suintant l'humour salace tout en créant des climats angoissants qui ne dépareilleraient pas dans un Giallio italien des années 70. Il suffit d'écouter "Searching For Hiro" pour s'en rendre compte : on est d'abord assez proche du "My Friend Dario" de Vitalic en ce qui concerne le rythme, mais l'ambiance sonore, associée aux paroles et grognements de Craig Louis Higgins Jr, nous installent dans l'univers d'un thriller érotico-violent dont l'attraction principale serait la chanteuse-performeuse Kuntessa, qui parvient à combler par sa présence et ses danses suggestives la grande scène du Hall. C'est exactement le type de musique qu'il fallait autour de minuit : festif mais incisif, déconnant mais troublant.



SONS



Après ces réjouissances, on se requinque avant de gagner à nouveau le hall 3, où se produira, vers 2h15 du matin, le seul groupe de rock bien énervé de la soirée, les belges de SONS, attendus d'ailleurs par un public assez nombreux ("Du rock putain, enfin !" entend-on crier dans le public). Venus d'Anvers dans le nord des Flandres, le groupe fut le vainqueur du concours musical "Die Nieuwe Lichting" en 2018, organisé par Studio Brussels pour trouver de nouveaux talents. Mais cela n'en fait pas pour autant un produit formaté : leurs deux albums sont des bijoux de Garage-rock puissant et rapide, à la sauce nineties et aux solos de guitare frôlant des sonorités de Heavy Metal (et ce n'est pas le bassiste qui arbore un t-shirt de Gene Simmons qui le contredira). Rien de bien nouveau, bien sûr, mais une efficacité assez dingue, une énergie scénique foudroyante et, surtout, des compositions formidables qui proposent des mélodies imparables interprétées furieusement, avec un sens de la progression vers le maximum d'effets cataclysmiques assez bluffant. Sur album, la diversité des rythmes, aussi inventifs que roboratifs (bravo le batteur), impressionne et empêche tout ennui, ce qui n'est pas évident lorsque le but avoué est de proposer essentiellement des bangers. Sur scène, le tout fonctionne au quart de tour, puisque dès le premier morceau le public des Trans se laisse aller à un pogo bon enfant, pour ne jamais l'arrêter jusqu'à la fin du set. Tous les tubes y passent, avec une préférence pour ceux du second album, "Sweet Boy" : de "Nothing" à "I don't want to", en passant par "Succeed", difficile de résister à autant de bons morceaux, et l'on se demande bien pour quelle raison un groupe aussi parfait dans son genre n'est pas plus connu, en tout cas autant que n'importe quelle formation anglaise à la mode. Le concert des Sons se termine - et pour nous les Trans - à 3h15 du matin, mais avec l'impression d'être plutôt bien réveillé, ce qui tombe bien car 2h30 de route nous attendent.


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