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Interview de Martin Dupont (avant leur retour sur la scène de l'Espace Julien)

Interview de Martin Dupont (avant leur retour sur la scène de l'Espace Julien) en concert

Librairie Tangerine, Marseille 21 Janvier 2023

Interview réalisée le 11 février 2023 par Floribur

Marseille, librairie Tangerine. Rêve-je ? Voici les Martin Dupont, comme c'est étrange. Alain Seghir est là, souriant, accueillant avec un manifeste plaisir les fans venus parfois de loin pour des dédicaces et un petit moment d'échange (un couple de Portugais me précède, par exemple). Beverley Jane Crew est un peu en retrait, mais immanquable avec un look coloré, original et très sympa. Brigitte Balian les rejoint un peu plus tard. Le tout au milieu d'un magasin de disques plein à craquer de vieux vinyles, mais aussi de vieilles connaissances marseillaises du groupe, ravis eux aussi de les retrouver, prêts à rejouer sur scène dans quelques heures, là même où Martin Dupont avait donné son dernier concert à la fin des années 80 : l'Espace Julien. Malgré les sollicitations incessantes, Alain, confortablement installé dans le canapé de la boutique, me consacre gentiment un bon moment pour répondre à mes questions, mais l'interview ne pourra pas se terminer sur place. Brigitte et Beverley trouvent un petit instant aussi pour m'évoquer leurs débuts avec la musique, mais il est bientôt l'heure de les laisser aller se préparer. L'interview pourra toutefois se terminer quelques jours après le concert au téléphone avec Alain.



Bonjour ! Je vais commencer par des questions un peu classiques, mais d'autant plus utiles qu'un certain mystère plane autour de Martin Dupont, et que les interview de vous sont rares. Donc comment l'aventure Martin Dupont a-t-elle débuté, il y a... quelques années, on va dire ! Et quelles étaient vos racines musicales ?
Alain : A l'époque je jouais de la basse électrique, dans des groupes de rock ou de jazz. J'écoutais plus jeune beaucoup de musique classique aussi, j'étais un fan de Béla Bartók, entre autres. Et puis, avec l'effervescence de la vague new wave, j'avais vraiment envie d'élargir mon univers musical, j'ai acheté des synthés, je commençais à bricoler là-dessus, et avec ma petite amie de l'époque [Catherine Loy], j'ai commencé à faire un peu des morceaux. Je lui ai demandé de chanter, je lui disais ce qu'il fallait faire, puis je faisais écouter aux copains, et ça plaisait beaucoup, ça épatait. Dans la foulée, j'ai rencontré Brigitte, par hasard, qui jouait dans la salle de répé d'à côté. Je lui ai fait écouter ce que je faisais et ça a matché d'emblée. Elle avait plus d'aisance pour le chant et la qualité de la diction anglaise et donc c'était la chanteuse principale mais on a gardé aussi la voix de Catherine, au petit accent frenchie qui avait son charme ; on sentait qu'elle était française quand elle chantait en anglais. Moi je chantais aussi, mais avant Martin Dupont, à part à la chorale du pensionnat où j'étais, non ! On a rencontré Beverley plus tard par le biais de Catherine, et dès le premier soir après avoir fait connaissance, elle est venue chez moi, je lui ai fait écouter ce que je faisais, elle avait amené sa clarinette et ça a fonctionné. Plus tard, je lui ai acheté un sax ténor.
Brigitte : moi, au plus loin que je me souvienne, j'habitais dans une maison, avec ma grand-mère et ma tante, dans une ambiance très vivante, très animée et musicale. Ma tante écoutait Paint in, Black des Rolling Stones à tue-tête du matin au soir, mon père écoutait du be bop et du swing et il dansait dès qu'il pouvait, ma grand-mère écoutait de la musique égyptienne, Oum Kalsoum, ma mère écoutait Fayrouz, de la musique arménienne, anatolienne, et tout ça se mélangeait. Mais moi j'avais quand même une affection particulière pour les Stones, je mettais ma petite jupe écossaise, et je tournoyais (rires). Voilà, on va dire, mes racines musicales les plus anciennes.
Beverley : moi c'était un chemin différent, évidemment, puisque je suis anglaise, londonienne plus précisément. Alors j'ai un père qui adore le jazz, donc il m'emmenait aux concerts, de Miles Davis surtout, et mon beau-père aimait la musique classique. Mais moi j'aimais la musique punk, post-punk, et aussi la musique d'autres pays, j'écoutais sans cesse les émissions du DJ John Peel et lui il adorait le reggae, il adorait la musique africaine, et donc j'écoutais tout ça. Moi je jouais de la clarinette, mais pas sérieusement. J'avais un prof qui voulait que je sois couchée, allongée, soi-disant pour la position du diaphragme, et je n'aimais pas trop ça, donc je n'allais plus à ses cours mais il fallait quand même que je montre à mon père que je faisais des progrès. Par contre, je n'aurais jamais pensé que je jouerais de la clarinette dans un groupe ! Et surtout pas de musique électronique, dont je ne savais pas grand-chose. Mais après avoir déménagé à Marseille toute seule à l'âge de 19 ans (je ne connaissais qu'une femme qui m'avait trouvée un appartement, mais après c'était à moi de me débrouiller), j'ai rencontré Alain. Il a vu ma collection de disques, j'avais du Bartok, du John Coltrane, du Miles Davis, il était intéressé, alors il m'a dit : "viens, je fais un boeuf chez moi." Je suis donc allée à son studio et puis il aimait bien ce que je faisais à la clarinette... et d'un coup je faisais partie du groupe ! C'était comme ça !

On a pu en avoir un aperçu, mais quel était, Alain, le rôle de chacun dans le groupe, qui jouait de quoi par exemple, qui composait quoi ?
AS : je composais les morceaux, puis les filles rajoutaient leurs parties vocales et instrumentales après, et on chantait dessus. Ca fonctionnait aussi comme cela avec les quelques invités de passage que nous avons pu avoir sur les différents disques. J'aimais mêler les genres de tout le monde et de n'importe qui, pour moi c'était même un peu l'identité du groupe. Pour les textes, j'en écrivais une grande partie mais Beverley et Brigitte aussi - Beverley à partir de Sleep is a Luxury vu qu'elle n'a rejoint le groupe que sur ce 2e album. Sinon, cette dernière faisait aussi quelques choeurs mais c'était surtout Catherine (sur le 1er album, après elle a quitté le groupe) et Brigitte qui chantaient.

Est-ce qu'il y a eu d'autres évolutions ? Il me semble, dans une des rares vidéos existantes, d'un titre du 3e album Hot Paradox (si je ne compte pas votre compilation d'inédits), He Saw the Light, qu'on ne voyait plus que deux d'entre vous.
AS : ça n'est pas nous en fait, mais des Américains qui ont souhaité faire un clip sur ce titre, et ils m'ont demandé l'autorisation, et si ça me gênait si un tiers mimait ! C'est beaucoup plus récent que le titre, ça date des années 2000, ce sont des fans de Brooklyn qui ont monté ça, et tous les gens qu'on voit sur la vidéo, ce sont des fans américains.

Mais alors ils ont fait ça dans un style images des années 80, c'est dingue !
AS : oui, c'est fabuleux. La vidéo d'It's So a été faite sur le même principe, elle est sympa aussi.



Ca explique pourquoi il y a des clips de certaines chansons et pas de 45 tours correspondants ? Le seul 45 tours sorti n'en a pas, inversement.
AS : oui, c'est les fans qui choisissaient les morceaux et faisaient des clips, nous n'avons réalisé aucun clip officiel. Il existe juste des vidéos tournées par FR3 à l'époque, qui appartiennent à l'INA - et d'ailleurs je ne sais pas comment ça a réussi à se retrouver sur le web pour certaines ! Mais ça m'interpelle de voir ces vidéos de fans. Là récemment, on nous a demandé un morceau pour la dernière compil d'Agnès B. Des Jeunes Gens Mödernes, donc j'ai donné un vieux morceau, et ils ont eu l'idée d'en faire un clip nous parodiant, dans une espèce de parking, c'est à dire qu'ils ont trouvé un mec qu'ils ont essayé de me faire ressembler, avec deux nanas censées figurer Brigitte et Beverley. (rires) Ca m'a fait bizarre, je n'adhérais pas complètement, parce que je ne nous reconnaissais pas !

Martin Dupont n'a donc sorti qu'un 45 tours, Your Passion, et bien avant votre 1er album Just Because... A l'ère où le single était un format un peu incontournable, comment expliquer cette singularité ?
AS : tout simplement parce qu'à l'époque je ne me prenais pas au sérieux, je faisais de la musique un peu pour moi, je n'imaginais pas que ça deviendrait quelque chose, on faisait juste écouter nos cassettes aux copains. Très vite on a eu un noyau de fans, qu'un ami, Christophe Schütz, a fédérés, en créant un petit label en loi de 1901, Turquoise D, juste pour que deux titres sortent, sur un 45 tours. Il avait décidé qu'il fallait que ça soit gravé sur un disque, pour que ça sorte du cercle des copains. Voilà l'histoire. Christophe, malheureusement, est décédé, mais ce que je trouve merveilleux, c'est que sa fille, qu'il a eue pendant cette période, est l'une des meilleures journalistes rock branchées actuelles. Violaine Schütz, c'est une journaliste hors-pair qui a fait des bouquins sur la musique, et on est toujours en lien. Je fais cette petite parenthèse parce que ça me touche, c'est important pour moi.
Après Your Passion, donc, ça n'est pas allé plus loin, ça a été l'unique disque publié par l'éphémère Turquoise D et les autres ont été des albums, publiés par un autre petit label marseillais, Facteur d'ambiance, mais ils n'ont sorti quelques 45 tours, pour un autre de leurs groupes, qu'après l'arrêt de Martin Dupont, leur catalogue était composé essentiellement d'albums.

Les paroles de Martin Dupont sont souvent un peu étranges, surréalistes même. Qu'est-ce qui vous inspirait en les écrivant ?
AS : rien n'était fait au hasard, c'était vraiment l'inspiration au feeling, comme ça doit l'être dans la chanson en général, je dirais. C'est une expression poétique d'un ressenti. Après, la poésie ça s'écrit de différentes manières, mais le poids des mots est souvent plus important que le signifiant direct. Les paroles étaient choisies, mûries.

Des paroles très rarement en français, d'ailleurs. Pourquoi ce choix du presque tout anglais ?
AS : c'était de ma part une forme de pudeur, ce n'était pas une espèce de choix esthétique. Disons que, comme un enfant, j'avais peur d'être jugé. Comme dans beaucoup beaucoup d'expressions musicales, dans les lyrics du groupe, il y a la notion de souffrance amoureuse, de souffrance tout court, et je n'avais pas envie que tout cela soit perçu par mes géniteurs.

Mais une fois que vous avez vendu quelques disques, ils l'ont su, quand même, après, que tu faisais de la musique, Alain ?
AS : oui, oui, mais pour eux ça n'existait pas. Je me souviens avoir montré à mon père un article dans le New York Times, parce que j'avais fait une musique pour un ballet à New York (en fait c'est Josette Baïz, une chorégraphe aixoise, qui avait une commande, et c'était ma musique qui était utilisée, avec une troupe américaine) et il m'avait répondu : "travaille ta médecine, fainéant !".
Tout est dit.

Et elle n'a pas changé, cette perception négative, avec les années ?
AS : ben ça a changé... avec le décès de mes deux parents.

Houlà, c'est bien triste... mais alors revenons à ta musique, pour la célébrer puisque beaucoup de monde l'apprécie, heureusement ! Une des forces à mon avis de Martin Dupont, ce sont les sons utilisés, et évidemment la façon de les combiner entre eux, de les associer, de façon parfois déconcertante d'ailleurs, mais c'est aussi ce qui fait l'unicité, l'identité forte et le charme de cette musique. Quel type de travail faisais-tu sur le son, recherchais-tu quelque chose de particulier, comme avec les paroles ?
AS : les sons, je les travaillais beaucoup, mais en ce qui concerne l'écriture musicale, les mélodies, là c'était plus spontané. J'essayais de retranscrire mes émotions avec les outils que j'avais et il y avait beaucoup de spontanéité. Et beaucoup de morceaux n'étaient même pratiquement pas terminés parce que j'étais trop gourmand de créer, et un peu fainéant à la fois pour trop y revenir !

C'est vrai que parfois, on a l'impression que les morceaux sont enregistrés bruts, et qu'il y a des petits délires, des sons ou mélodies posés ça et là, géniaux souvent d'ailleurs mais on se demande s'ils ne sont pas là au hasard du "live", presque.
AS : oui, j'avais parfois la flemme de les finaliser, les morceaux !

Les rythmiques sont discrètes dans pas mal de titres de Martin Dupont, surtout à ses débuts - rien de très tapageur - et viennent souvent de la musique des sons eux-mêmes et du rythme des voix. C'est là encore une singularité, soit par rapport à ce qui se faisait en matière de new wave à l'époque, soit par rapport à beaucoup de titres de musique électronique en général. Etait-ce une construction volontaire ?
AS : oui. Je trouve que marquer une rythmique par percussion, c'est relativement simple. Par exemple, c'est caractéristique du rock, quelque part. Alors que dans la musique classique, c'est moins utilisé et moi je trouve que le rythme marqué par la basse, ou par la voix, ça peut rendre très bien. Oui c'était un choix délibéré de ma part.

Je ne résiste pas à l'envie de te demander quel matériel tu utilisais à l'époque, quels synthés ?
AS : ça a évolué progressivement. J'ai commencé avec un Korg MS-20 et un Rolland SH09, mes deux premiers ; et une petite boîte Boss pour différents effets, avec le magnéto 4 pistes. Puis j'ai enrichi le matériel, j'ai eu un Jupiter 6, un Jupiter 8, un Prophet 2000, un PPG Wave 2.3, un Oberheim Matrix 6. Egalement un Yamaha DX7 que j'ai amélioré en créant une carte d'extension, Supermax, avec un génie technicien ingénieur, Dan Armandy. On a fait ça à deux, j'ai conçu des nouvelles fonctions et lui il les a écrites en langage machine. Et ça a très bien marché, on avait un revendeur aux Etats-Unis, ce qui m'a donné l'occasion d'aller souvent là-bas. Cette carte-son a été utilisée ensuite par plein d'artistes. Il faut dire que j'étais très impliqué dans la synthèse sonore, je n'utilisais presque jamais de sons d'usine, prenant plaisir à créer et façonner moi-même mes sons.



Le nom du groupe sonne peut-être terriblement Frenchy et charmant aux Etats-Unis, où vous avez rencontré un succès a posteriori ces dernières années, mais n'avez-vous jamais eu droit à des remarques sur lui à vos débuts ? Certes, les Duran Duran n'ont peut-être pas eu de problème avec leur nom, mais ils n'étaient pas français !
AS : en fait, ce qui est étonnant, c'est que j'avais choisi ce nom par discrétion, parce que pour moi ça n'était pas le nom du groupe qui compte mais sa musique. J'avais donc balancé la racine de nom la plus simple : Martin / Martin (prononcé à l'anglaise) / Martini / Martinez... et Dupont parce que j'étais français, le tout dans un esprit de dérision. Quand on m'avait demandé un nom de groupe, je n'avais pas réfléchi au sujet, et puis je n'avais pas envie de prendre un nom présomptueux, intellectuel, avec du signifiant, pas plus que j'avais envie de prendre un nom anglo-saxon ; j'ai dit Martin Dupont, comme ça. Et si ça avait un seul vague sens, c'était que ça sonne le plus fictif et passe-partout possible pour que ça puisse d'une certaine façon symboliser l'ouverture du groupe : Martin Dupont, ça pouvait être n'importe qui, qui contribue au projet. Mais en France ça nous desservait effectivement un peu, ça faisait un peu "franchouille". Par contre aux Etats-Unis, paradoxalement c'est l'inverse, ça avait un côté classieux. Et quand je vois les Américains aujourd'hui, pour eux il y a une espèce d'élégance autour de ce nom... c'est étonnant.

Quelques rares vidéos en concert de Martin Dupont circulent sur le web, d'ailleurs à l'Espace Julien. Avez-vous fait beaucoup de concerts dans les premières années du groupe ? Et comment se passaient-ils ?
AS : il n'y a eu que cinq concerts, trois à Marseille, dont deux à l'Espace Julien, et deux à Montpellier. La première fois c'était en première partie des Lotus Eaters, qui était quand même un groupe anglais connu à l'époque, et la salle me semblait moins pleine, ce qui interpelle quand même. La dernière fois c'était dans le cadre d'un festival-événement et, pareil, la salle était nettement moins pleine. Donc ça me fait drôle parce que là (en janvier 2023) le public n'a rien à voir, c'est extraordinaire. Et puis surtout, ce qui m'a frappé, c'est d'avoir un public intergénérationnel, je veux dire, plusieurs fois, dans les gens qui sont venus me voir, il y avait la génération des parents et la génération des enfants... qui étaient au moins aussi fans si ce n'est plus. A Montpellier, à l'époque, on avait joué en première partie de Lounge Lizards, un groupe américain, dans une salle qui est moins belle, avec un public un peu plus froid , et on avait joué en première partie de Siouxsie and the Banshees au Rockstore à Montpellier, et pareil, le public ne paraissait pas aussi chaleureux et enthousiaste que ce qu'on a vu samedi, quoi. Là on a joué avec des gothiques aussi [Corpus Delicti], que j'ai trouvés très sympas d'ailleurs, en discutant en backstage, très ouverts. Leur guitariste, ayant écouté notre set, nous a fait part de son enthousiasme et me disait même qu'il avait vraiment envie de faire des projets avec moi, de collaborer. C'est extraordinaire.

Marseille compte depuis les années 2000 un label spécialisé dans la musique électronique, Boredom Product - et j'y reviendrai d'ailleurs - mais existait-il dans les années 80 autour de vous une scène locale, marseillaise ou régionale orientée new wave, darkwave ou synthétique/électronique ?
AS : il n'y avait pas grand-chose, pas de label, quelques petits groupes. Il y avait bien Leda Atomica, qui par contre n'était pas dans la même mouvance, qui sortait de la scène rock classique mais était original. Moi j'étais très ouvert, on était copains avec les musiciens de Vienna (ex-Académie), Nouvelle Culture, Vision Baroque, Corps Diplomatique, enfin j'ai plein de noms... mais c'est avec Vienna qu'on avait la relation la plus amicale, ils ont même fait des featurings chez nous.

On parle de vous comme groupe marseillais (vos posez d'ailleurs pour une de vos plus sympathiques photos de promotion de l'époque au pied de la Bonne Mère !) mais êtes-vous restés dans la cité phocéenne après vos débuts ?
AS : ça fait plus de vingt ans que je vis en Normandie, Beverley est retournée en Angleterre, les renforts c'est des Parisiens et un Rennais. Brigitte est celle qui a gardé le plus de liens avec Marseille.

Le groupe se sépare à la fin des années 80 après Hot Paradox. Quelques mots sur ce qu'on peut voir heureusement aujourd'hui simplement comme le début d'une parenthèse et pas comme une fin ?
AS : moi je composais quand j'étais étudiant en médecine, et j'étais en fin de cursus au moment du dernier album, et pour moi, faisant une spécialité chirurgicale, il s'agissait d'être au top, j'avais vraiment envie d'être au top. Le processus dans ma tête a été de me dire : "je vends tout mon matériel, je fais un break pour m'investir complètement dans mon métier, et après je rachèterai du matériel plus performant, plus moderne". J'imaginais que ça allait durer quelques mois. Mais très vite j'ai été happé par ma carrière, je me suis retrouvé assez jeune chef de service à Cherbourg et c'était tellement gratifiant, puis j'aimais mon métier, j'étais à fond dedans, que je n'ai pas vu le temps passer. Incroyable, hein ? Et je compensais parce que j'ai toujours beaucoup consommé de musique, j'achetais énormément de disques - toujours d'ailleurs -. Aujourd'hui, avec le streaming, il faut être cinglé pour acheter des disques, mais je suis toujours cinglé, j'en achète plein, j'adore ça.

On réentend parler de vous à la fin des années 2000, avec différentes compilations, puis une redécouverte de votre oeuvre, et même une découverte complète pour un public nouveau, notamment américain. Comment ce retour s'est passé ?
AS : disons que des disques de Martin Dupont circulaient un peu dans le monde entier. En Allemagne, ça circulait pas mal, on avait même été copiés sur des compils pirates très branchées, très underground, et plusieurs fois mes amis me disaient : "c'est incroyable, vous passez en boîte en Allemagne, on vous a entendu plusieurs fois", etc. Nous avons acquis un peu ce côté culte grâce aux Allemands, bien avant que les Américains ne découvrent. Puis quelques disques ont diffusé aux Etats-Unis, et Veronika Vasicka, la boss du label Minimal Wave, qui est en même temps co-fondatrice de l'East Village Radio à New York, a adoré. Vraiment. Elle m'a contacté, elle voulait tout rééditer, et à partir de Brooklyn, ça a été la tache d'huile, américaine d'abord puis mondiale parce qu'on a effectivement un côté culte aussi en Australie, au Japon... ça a diffusé partout. On a aussi beaucoup de fans - ahurissant - dans les pays d'Europe de l'est, en Russie, dans tous les pays de l'ex-Union soviétique. Là, par exemple, samedi, j'ai vu un groupe de fans polonais, garçons et filles, et ce qui m'a stupéfié, quand ils sont venus me voir, c'est quand ils m'ont dit : "On est venus ici juste pour Martin Dupont, peu importe de voir Marseille, on retourne chez nous." Tout ça pour dire que ça s'est fait tout seul, puisque moi je faisais aucun travail de promo, je n'ai jamais été réseaux sociaux, rien... mais vraiment rien, hein, j'étais dans mon boulot, j'opérais du matin au soir, j'étais très investi dans mon métier. Mais petit à petit, je percevais du feedback et après, ça a fait boule de neige.

Le côté mystérieux du groupe a pu jouer aussi dans l'acquisition de ce statut un peu culte, non ?
AS : oui, on avait une image méconnue, les gens avaient peu de photos de nous, et il y avait ce visuel lié aux peintures d'Yves Cheynet sur nos pochettes, très particulier, qui sort de l'imagerie rock'n'roll, mais aussi new wave, électro, qui est un monde à part, qui interpellait. Et puis comme le disait à l'époque le compagnon de la productrice de New York, qui travaillait avec Daniel Miller du label Mute (le producteur historique de Depeche Mode), à qui je faisais part de mon étonnement face à ce phénomène : "oui mais dans Martin Dupont, y'a un petit truc indéfinissable, étrange, une espèce de maladresse contrôlée qui fait une magie qu'on ne trouve pas dans les autres groupes". Et pour lui ça expliquait l'attrait du groupe. Quand Minimal Wave a sorti l'intégrale du groupe, c'était un coffret à 200$, traité de manière très luxueuse, et je me disais qu'ils n'allaient jamais en vendre, et pourtant ça a été sold-out très rapidement. Dans le monde entier je voyais des Instagram de gens qui étaient super heureux d'avoir ce truc.

Alors tu parlais de l'artiste Yves Cheynet. L'image de Martin Dupont est indissociable de ses pochettes. Peux-tu expliquer comment il a été amené à devenir votre pourvoyeur d'image principal, puisqu'en plus, on vous voyait très peu vous dans les médias ?
AS : j'ai rencontré Yves Cheynet par le biais d'un ami commun, qui m'avait emmené voir une de ses expositions. J'étais fasciné parce que, en peinture j'aimais des choses très variées, aussi bien les surréalistes que les hyperréalistes, Klimt que Dali, et la peinture d'Yves me fascinait, parce qu'il y avait des touches surréalistes, des touches symboliques, et un imaginaire qui résonnait pour moi. Alors je lui ai demandé si je pouvais prendre un morceau de tableau à lui pour illustrer le 1er 45 tours, Il a accepté, et à partir de là, pour moi la connivence avec Yves était évidente, j'aimais ce qu'il faisait, ça correspondait à mon univers, de la même manière que ma musique lui parlait, sa peinture me parlait, j'ai donc voulu garder une peinture d'Yves pour illustrer chacune de nos pochettes. Il n'y a eu qu'une exception, mais c'était la production américaine, c'est eux qui décidaient, bon, qui avait pris un tableau d'un peintre italien, Lorenzo Mattoti, qui est très bien, il n'y a rien à dire, mais mon univers c'est Yves Cheynet. Et même pour la compilation de Boredom, aussi bien le CD que la cassette, ce sont là aussi des tableaux de Yves qui ont été utilisés.

Cette compilation de reprises de Martin Dupont, justement, Broken Memory (du nom d'un de vos titres de Sleep is a Luxury) est sortie en 2017 chez Boredom, dont on a parlé succinctement déjà. Comment un tel projet a-t-il vu le jour ?
AS : c'est un peu extraordinaire pour moi la manière dont ça s'est passé, c'est une histoire que je trouve merveilleuse. Boredom Product, c'est un label que j'appréciais et respectais beaucoup, et un des derniers disques qu'ils avaient sorti que j'avais acheté, c'était un tribute à Etienne Daho, que je trouvais très bien. Or, j'ai été étonné de lire dans la presse, peu de temps après, que Boredom souhaitait arrêter les tributes, car pour eux, ça n'était pas une expérience gratifiante. Mais à ma grande surprise, ils m'ont sollicité pour me demander si j'étais d'accord pour qu'ils en fassent un à Martin Dupont. Comment ne pas être d'accord d'un tel hommage ? Je leur ai dit quand même que je m'en étonnais, mais ils m'ont expliqué qu'ils avaient pris le parti de faire un tribute sur quelque chose qui leur tenait particulièrement à coeur et pas mainstream. Donc un appel à contributions a été lancé, et le label a été très étonné de la quantité de réponses qu'il y a eu de la part de groupes de plusieurs pays, à tel point que c'était tellement frustrant d'avoir à choisir des morceaux et des groupes qu'une partie des contributions ont été mises sur le disque, et l'autre sur une cassette. Alors je leur ai dit que c'était terrible parce que cette cassette était méritante, même si elle avait un peu moins la couleur du label Boredom, et il y avait beaucoup d'originalité aussi dans les covers présentes sur cette cassette, mais bon le parti-pris finalement était de faire un truc inédit, en one shot, c'était un projet extraordinaire, album vinyl et CD plus cassette, parce qu'in fine, avec ce choix de combinaison de formats, nous avions une vingtaine de groupes qui reprenaient autant de morceaux, jamais deux fois le même.

Qu'as-tu pensé des reprises, et quel a été l'accueil plus largement du projet ?
AS : je suis vraiment reconnaissant à Boredom d'avoir eu cette idée, cette intuition, et maintenant je trouve que ce tribute n'a pas eu le retentissement qu'il mérite parce que c'est vraiment à mon sens un travail de qualité. Ce que j'ai aimé, c'est que les reprises, ça ne faisait pas "sous-Martin Dupont", on sentait vraiment des artistes avec leur identité jouer avec des morceaux de Martin Dupont. Et il y avait des choses très différentes, mais que je trouvais toutes très intéressantes. Et même quand certains groupes essayaient de se calquer un peu sur le morceau, d'être au plus juste, plutôt que de diverger, malgré tout ils y mettaient une couleur... vraiment je trouve que c'est une compilation réussie, et c'est pour ça que j'ai demandé à Boredom si je pouvais leur racheter leur stock restant, parce que je trouve que ça mérite largement d'être proposé au merchandising.

Au-delà des reprises, vous avez aussi été samplés voire copiés par plusieurs artistes (tu évoquais d'obscurs DJ underground allemands, mais il y a eu aussi Tricky avec le titre Something in the Way réutilisant Just Because et peut-être même Air avec l'amorce de la mélodie finale de La femme d'argent identique à celle de Brittle Hero (à moins qu'il ne s'agisse d'une coïncidence). Là aussi, qu'as-tu pensé de tout cela ?
AS : moi je le vis comme de la connivence musicale, ça me fait plaisir. Quand j'ai entendu Tricky utiliser le morceau Just Because, et sans vergogne, avec les craquements du vinyl, sans filtre, rien, le premier truc qui m'est venu à l'esprit, c'était : "Waw, Tricky adore ce que je fais, il l'utilise pour un morceau !" et je trouvais ça super. Après, je ne sais pas si c'est son management qui a décidé de dire : "bon, allez, on le change" puisque c'était crédité à un autre groupe, ils ont remplacé le sample par trois notes de synthé à la con, mais il y a toujours de la production, du fric, des gens derrière, ça pollue ; par contre je pense que si Tricky a fait ça, c'est qu'il avait le feeling, et qu'il n'avait pas du tout l'intention de nous spolier. La seule chose que je regrette, c'est que je l'ai croisé plusieurs fois à Paris, dans une boutique Harmonia Mundi, dans le quartier du Bon Marché, mais à l'époque il n'avait pas encore samplé Martin Dupont et ça ne m'était pas venu à l'idée de le brancher, quoi. Mais c'est rigolo, parce que lui n'aurait jamais imaginé qui était le mec derrière lui, et moi je n'aurais jamais imaginé qu'il utilise un de mes morceaux.

Quels artistes ou genres de musique aimes-tu écouter ou as-tu aimé écouter tout au long de ta vie ? Tu citais la musique électronique, mais aussi un registre plus large ?
AS : j'écoutais des choses très variées. Ca pouvait aller du néo-métal à l'électronique, en passant par la musique baroque. Il y avait des morceaux de certains groupes que j'adorais alors que d'autres morceaux des mêmes artistes me laissaient parfaitement indifférent. Par exemple, il y avait un morceau de Fat Boy Slim que j'adorais, mais je n'aimais pas l'intégralité de l'oeuvre du groupe. Chemical Brothers c'était pareil, Prodigy... j'aimais bien cette énergie... il y avait toute une mouvance dans les années 90 que j'aimais bien. Après, dans les années 2000, de la même manière, il y 'avait une mouvance électro et puis le début du revival new wave est arrivé, et je dois avouer que j'adore des groupes comme Editors, Interpol, White Lies... Mais j'ai écouté aussi pas mal de groupes trip-hop, et puis il y a de plus en plus de crossing over, avec de la world, de l'électro... Et tu vois, par exemple, Rise and Fall of a Decade c'était intéressant, j'avais tous leurs albums, je trouvais que c'était un des meilleurs groupes français dans les années 90, je n'aurais jamais imaginé que ce soit eux qui jouent avec moi sur scène vingt ans après. De la même manière, il y a Olli, qui nous tient les claviers, qui fait les programmations machine pour les concerts, eh bien j'adorais son travail parce que très éclectique. Il a un projet qui s'appelle Olli and the Bollywood Orchestra, un mix de musique indienne et de pop comme les Anglais savent bien faire, mais lui au moins au même niveau que les Anglais. Il n'y a rien de parodique ou de sous-genre ou de plagiat, c'est très qualitatif. Moi je suis admiratif. A côté de ça, il a aussi lancé les projets Contréo ou The Secret Church Orchestra, où cette fois il chante dans un registre de voix de haute-contre, très travaillé, de qualité aussi. Et quelque part, le fait d'intégrer les trois nouveaux membres à Martin Dupont est en accord avec mon éclectisme de goût et mon enrichissement musical depuis la période des Eighties.



Un nouvel album pour ce nouveau Martin Dupont finalement, sort ces jours-ci, Kintsugi, ce qui est une nouvelle fabuleuse pour tous vos fans. Comment a-t-il vu le jour ?
AS : en, fait, Kintsugi est né par hasard, c'est-à-dire que le label new-yorkais nous mettait la pression pour que nous re-fassions des concerts. Ils ont insisté en disant "t'as pas compris, Martin Dupont à NY, c'est pas un petit club, c'est une grosse salle, il faut absolument que le groupe rejoue !" Il se trouve que c'était un peu dans la période où j'ai rencontré Thierry et Sandy de Rise and Fall, et Thierry, qui composait tout pour le groupe, m'a proposé d'essayer de travailler, voir un peu ce que ça pourrait donner et si on pouvait recréer les morceaux de Martin Dupont pour les jouer sur scène. Donc on s'est vus le samedi, et dès le lundi je recevais un projet instrumental sur Love on my Side, qui était un morceau que je n'avais jamais fini, et sur Your Passion, notre tout premier titre. J'étais tellement épaté que le week-end d'après, c'est moi qui suis allé à Paris, et j'ai enregistré la voix dessus, on a fait la prise voix aussi avec Sandy qui faisait du backing vocaux. Puis j'ai fait écouter ça à un ami, le patron du label de Cherbourg qui a sorti depuis le vinyl, qui était comme un fou, et il m'a dit : "mais c'est fabuleux, est-ce que tu m'autorises à sortir ces deux titres en single ?" J'ai dit que oui, bien sûr, mais que là on travaillait pour les concerts, et puis qu'avec le numérique c'était peut-être bête de se limiter à un single. Il me dit : "alors oui, si tu veux, propose-moi d'autres titres." Et donc nous on continuait la préparation pour jouer live mais les morceaux avaient pris une tournure tellement différente que j'avais bonheur à les recréer et travailler avec eux... et de fil en aiguille on a fait un album.

De nouvelles versions de titres anciens, donc, l'exercice est tout à fait intéressant, mais évidemment ne remplace pas de nouveaux titres. Est-ce qu'un véritable nouvel album est soit dans les tuyaux, soit de l'ordre du possible, une prochaine année ?
AS : bien sûr ! Bon, les morceaux de Kintsugi ont été tellement recréés, restructurés, que je considère réellement ça comme un nouvel album, et je l'ai appelé ainsi parce que justement le kintsugi est cet art japonais de réparer en la sublimant la céramique brisée avec de l'or.

Ah, c'est pour ça que le nom du groupe est écrit avec un vernis sélectif doré sur la pochette du disque ?
AS : Exactement ! Parce que cet art est aussi utilisé comme métaphore psychologique de la reconstruction en sublimant l'être nouveau qui est reconstruit. Et les versions qu'on entend sur l'album et sur scène sont différentes. Sur scène, ce sont des espèces de compromis entre les anciennes versions et celles de Kintsugi, et tous les titres de l'album ne sont pas joués, tandis que d'autres le sont. Mais donc, après cet album (et la tournée), j'espère bien que nous pourrons aussi revenir avec de tous nouveaux titres.

Avec les autres membres du groupe, vous vous retrouvez où pour travailler et répéter ?
AS : j'ai fait un studio chez moi et les deux Parisiens ont décidé de vivre en Normandie, pas loin de chez moi, donc on peut travailler ensemble, et Olli vient de Rennes de temps en temps. Moins fréquemment, Beverley vient de Londres et Brigitte de Marseille.

Vous enchaînez plusieurs concerts en 2023, dont la plupart des dates sont aux Etats-Unis. Quel est le programme ?
Après Paris, on a une tournée en Espagne, puis un festival en Belgique, et probablement une date à Berlin aussi. A Marseille, j'ai été épaté de la réaction du public, de l'enthousiasme général, c'était fantastique. Dingue. Juste après, on a reçu d'autres propositions de concerts. On vient de recevoir une proposition pour jouer au festival Dekmantel en Hollande, à Amsterdam, j'ai donné mon aval, et on vient de signer pour un festival au Portugal, à Coimbra.

Tu vas arriver à gérer tout ça, à titre personnel, avec le travail au quotidien ?
AS : Oui. Moi j'ai besoin d'avoir des dates assez anticipées, pour pouvoir faire un maillage de mon activité de chirurgien et de mon activité de musicien, en respectant les deux. Il ne faut pas que la musique soit amateur, et la chirurgie ne supporte pas la médiocrité. Donc j'y veille, et par exemple, pour la tournée américaine, j'ai fait diviser le nombre de dates par deux, pour réduire le temps de présence aux Etats-Unis afin d'être disponible, parce que je ne veux jamais dépasser 15 jours d'absence par respect pour mes patients. Certes, il y a d'autres chirurgiens compétents, mais je tiens à ce que ce soit moi qui assure le "SAV" si besoin. (rires)

En tout cas, que de beaux projets ! Merci beaucoup pour cet entretien, et bonne tournée à Martin Dupont !